Sans armes

On croit rêver ses formes fluides suspendues entre deux eaux, suspendues en mer Ionienne. Des corps qui ne se ressemblent en rien mais qui s’assemblent sans peines, liés par les eaux d’une mère qui ne dit pas son nom.

Maman (amant), nous avons partagé, nos âmes ont pataugé, ta source ta source. J’y ai baigné sans armes (dans ta) gibecière de charme, dans nos denses transferts de larmes. Dans nos sphères il y a deux lames d’eau douce. Deux brousses. Une once de sensation, une ronce de sens en action, y m’en reste un zeste. J’y suis et j’essuie, mais cette fois je déploie mes membres (ils sont comme des) myxomycètes en foire. Je t’aime d’ambre. Ce mois de juillet tombe en ruine.

Texte 1 : Jean Kerszberg ; Photos 1 à 4 : Mathieu Laly

Texte 2 : Manon Blanc ; Photos 5 à 7 : Ilanah Marion

Au-delà la marginalisation du corps du toxicomane, une lecture est possible

Psychomotricienne depuis 2019, par cet écrit, je partage avec vous quelques-unes de mes réflexions clinico-théoriques.
Elles ne sont ni exhaustives, ni vérité, mais je l’espère source d’ouverture de votre regard sur votre manière de vivre
votre corps et ainsi que sur la manière de comprendre celui de l’Autre.

31 janvier 2019 – Dialogue entre une psychomotricienne et une patiente d’un Centre de Soins
d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie (CSAPA)

— Qu’est-ce la psychomotricité pour vous ?
— Bah, c’est reconnecter le corps et la tête. C’est pour ça que je voulais savoir ce que vous faites parce que c’est bien
de vouloir nous aider à nous reconnecter à notre corps.
— De quelle manière vous sentez que vous êtes déconnectée de votre corps ?
— Quand tu consommes, tu t’anesthésies en fait et du coup tu vas encore plus loin parce que tu peux repousser tes
limites en fait.

Je repense aux termes « d’anesthésie » et de « limites » qui semblent être au premier plan dans les problématiques d’addiction. Je pense au désir de ne plus sentir son corps, et du fait de ne plus sentir ses limites corporelles pour pouvoir expérimenter plus fort, plus loin, quitte à se mettre en danger.
Dans les addictions avec consommations de toxiques, se sont l’intégrité et les limites du corps qui sont mises en jeu. La toxicomanie est souvent synonyme de délinquance dans les représentations de notre société. Les auteurs de toxicomanie, les toxicomanes renvoient à l’auto-destruction et invoquent la peur.
En tant que psychomotricienne, je me demande comment les aider à retrouver un équilibre psychocorporel qui mettrait à distance leur souffrance. Comment aider les patients toxicomanes à se réconcilier avec un corps souvent abusé, violenté, dénigré, repoussant et repoussé ?
Comment un corps aussi abîmé, différent, parfois effrayant, peut-il être lu autrement qu’à travers la peur et le rejet, voire la fascination ?
En France, après les années 1990, un nouveau regard est porté sur les addictions. Il ne s’agit plus de regarder si le produit consommé est licite ou non, mais de considérer que tous les types d’addictions peuvent être lus sous le regard d’un modèle biopsychosocial.
Dans les représentations communes, le toxicomane est celui qui va à l’encontre de l’interdit en consommant des produits illicites. Alors que pour Claude Olievenstein, la toxicomanie « c’est la rencontre d’un être humain, d’un produit donné, à un moment donné ». C’est dans un environnement
particulier, qu’une personne avec son propre fonctionnement psychocorporel rencontre un produit avec des propriétés spécifiques. C’est ce qui rend la compréhension de la toxicomanie à la fois complexe et
riche.

— Et vous, avez-vous déjà discuté avec une personne qui vous raconte sa vie avec une assurance
désarmante, alors même qu’elle conte des histoires dans lesquelles personne ne voudrait se retrouver ?
— Avez-vous déjà rencontré une personne dont la voix est brisée, et les mains dont la peau est si sèche
qu’elle ressemble à des écailles ?
— Avez-vous déjà senti l’odeur nauséabonde d’une personne qui passait simplement devant vous ?
— Avez-vous déjà croisé une personne recouverte de multiples couches de vêtement alors même que le
temps est doux ?
— Avez-vous déjà rencontré une personne en marge, en bas de chez vous, dans le métro, au coin d’une
rue, etc., cette différence que vous avez regardé avec fascination, dégoût, peur, rejet, indifférence et
compassion ?
Comment cette personne a bien pu en arriver là ?

Et si la toxicomanie était la seule issue trouvée par la personne pour survivre face au traumatisme psychique ou acté ?

En CSAPA, les patients que je rencontre présentent des points communs. Ils ont chacun à leur manière
une sorte de carapace, d’enveloppe. Certains sont dans un corps continuellement en mouvement,
d’autres tendent vers l’hypertonie, ou bien portent plusieurs couches de vêtement. D’autres encore sont
logorrhéiques : un flux de mots en guide d’enveloppe sonore. De plus, ils ont pour la grande majorité un
vécu traumatique.
Qu’est-ce qui est à l’origine du fonctionnement psychocorporel retrouvé chez de nombreuses personnes
toxicomanes ? Qu’est-ce qu’on ne voit pas dernière leurs voix cassée, l’hypertonie, le contact vif parfois

brutal, les odeurs et la logorrhée ?
La toxicomanie, cette folie du toxique, correspond à un sous-ensemble de conduites addictives. Elle
désigne une consommation abusive avec dépendance de produits illicites ou licites. Les propriétés de
ces toxiques modifient la conscience, la perception de soi, de ses capacités et du monde extérieur.
Sur le plan psychocorporel, les effets du toxique agissent intensément et rapidement. Le fonctionnement
psychosocial du toxicomane en est impacté. La dépendance au produit plonge la personne dans une
transformation permanente de ses sensations et entraîne une distanciation avec le monde et son corps.
Dans les centres de soins, nous rencontrons régulièrement des personnes qui ont le désir de se couper
de leurs sensations corporelles en consommant des toxiques afin de ne pas faire face à un vécu
traumatique.
Le corps du toxicomane devient alors un outil servant à ressentir les effets du produit. Lorsqu’il fait
pénétrer le toxique en lui, le toxicomane va amener son schéma corporel à être modifié par les qualités
du produit. Mais celui-ci procure des impressions erronées. La personne peut alors se sentir léviter, avoir
des hallucinations auditives, visuelles, kinesthésique ou encore tactiles. Le toxicomane ne vit alors plus
son corps, mais il le vit à travers un produit.

L’addiction comme moyen de survie

La conduite addictive vise à produire du plaisir chez la personne afin d’apaiser un mal-être interne. Selon Joyce McDougall [i], l’individu ayant une problématique d’addiction investit le produit pour ses caractéristiques bénéfiques. Le besoin de consommer ou bien d’adopter un comportement de manière compulsive et répétée serait un moyen d’apaiser une tension ou un malaise interne. C’est le corps qui doit répondre à la souffrance mentale. Nous sommes alors face au désir d’avoir accès à des sensations fortes, afin de se sentir vivre dans l’instant, et cela sans faire intervenir la pensée.

[ii] Le consommateur neutralise ses affects dans un semblant d’anesthésie que lui apporte le produit. Le produit psychoactif, par ses effets, provoque chez le sujet traumatisé une dissociation lui évitant les réminiscences douloureuses et angoissantes. [iii] La consommation de produit est alors un moyen d’éviter le retour du vécu traumatique et notamment les sensations qui y sont associées.

Se créer de nouvelles sensations pour se réapproprier son corps

Souvenez-vous, observez le bébé qui pour mieux comprendre son environnement use de ses sens et
expérimente de manière répétitive les situations de son quotidien. A l’instar de bébé qui attrape un objet,
le touche et sent sa texture, sa forme en l’amenant à sa bouche pour encore mieux comprendre cet
objet.
Une fois adulte, l’être humain use toujours des flux sensoriels qui lui parviennent à chaque instant. Ils
sont essentiels à la compréhension du monde et du corps propre. C’est de là qu’est possible la
rencontre avec un Autre et l’environnement. Le toxicomane, lui, a recours de manière compulsive et
répétitive au sensoriel. Nous pouvons émettre l’hypothèse selon laquelle, tout comme le bébé, le
toxicomane ne saisissant pas le sens de ce qui se passe en lui et autour de lui, a besoin d’un retour aux
sensations. Mais pas n’importe lesquelles. Pas celles émanant de souvenirs traumatiques émergeant
inopinément. Le toxicomane choisit relativement consciemment le type de sensations dont il a besoin
pour se réapproprier son corps et l’environnement.

— Avez-vous déjà croisé une personne recouverte de multiples couches de vêtement alors même que le
temps est doux ?

Les enveloppes, les limites, la seconde peau selon Esther Bick

En 1974, Didier Anzieu tente de donner un statut de concept à ce qui n’était qu’un terme imagé :
l’enveloppe psychique. Selon lui toute activité psychique s’étaye sur une fonction biologique. Cette

enveloppe psychique trouve alors son étayage sur les diverses fonctions de la peau. Il la nomme le Moi-
peau. Il est cette limite entre soi et l’autre, entre l’intérieur de son corps et l’extérieur. Le Moi-peau a neuf

fonctions. Parmi elles, nous retrouvons : le maintien psychique notamment grâce au holding de la
figure maternelle ; il contient tout le corps ; il protège, pare-excite l’organisme des stimuli extérieurs ; il
différencie l’individu d’autrui ; il donne des informations sur le monde à partir des organes sensoriels.
Le Moi-peau, cette enveloppe psychocorporelle, est mise à mal lorsqu’il y a traumatisme. Il y a
traumatisme lorsque la personne doit faire face à un flux de stimuli non anticipé. Ses capacités à filtrer,
digérer ce que l’environnement lui envoie sous forme d’informations sensorielles sont alors mises à mal.

C’est la fonction pare-excitatrice du Moi-peau qui est censé protéger l’organisme des stimuli extérieurs à
la personne, à l’instar d’un paratonnerre qui protège de la foudre.
Le Moi-peau n’est alors plus en mesure d’assurer ses fonctions dont l’individu a besoin. Par conséquent,
ce dernier peut être amener à s’accrocher à d’autres canaux sensoriels pour tenter de créer un
sentiment de sécurité. Parfois, ce n’est pas possible et cela débouche sur la mise en place d’enveloppes
pathologiques, et peut donner lieu à ce qu’Esther Bick appelle la seconde peau musculaire. « La
seconde peau musculaire est anormalement sur-développée lorsqu’elle vient compenser une grave
insuffisance du Moi-peau et colmater les failles, fissures et trous de la première peau contenante. Mais
tout le monde a besoin d’une seconde peau musculaire, comme pare-excitation actif venant doubler le
pare-excitation passif constitué par la couche externe d’un Moi-peau normalement constitué ».
[iv]
L’hypertonie comme seconde peau musculaire, le flot de paroles comme enveloppes sonores, la
mauvaise odeur corporelle comme enveloppe odorante, la toxicomanie sont autant d’organisations
psychocorporelles trouvées par l’individu traumatisé pour survivre et se réapproprier son corps et son
environnement.

Et toi, comment bouges-tu ? Avec quelle intensité sonore et débit parles-tu ? Comment consommes-tu
tes verres d’alcool ? Comment sens-tu ton corps ?

Un travail de reconnexion au corps-psychisé et éprouver sa sensorialité brute à l’instar du jeune enfant
en cours de développement me semble indiqué pour tous.
Notre environnement humain et matériel semble prôner, même implicitement, un corps- mécanique et
performant, soumis à nos désirs et objectifs du quotidien.
Entraînés par le tumulte du quotidien, nous sommes tous à minima à distance de notre corps.
Se reconnecter à ses éprouvés corporels faciliterait sans doute la compréhension des présentations
corporelles parfois repoussantes des personnes mise en marge de notre société.
Parce que lorsqu’on comprend notre prochain, on est plus à même de l’accepter.
Nous n’avons pas un corps, nous sommes un corps.

Le corps est le véhicule de l’être-au-monde.

Maurice Merleau-Ponty

Eloïse Gasnier

[i]McDougall, Joyce, 2004, L’économie psychique de l’addiction, Revue française de psychanalyse, 2004/2 (Vol.
68), pp. 511-527.
[ii]André et al., 2004, Corps et psychiatrie. Paris : Heures de France.
[iii]Morel et al., 2015, Aide-mémoire : Addictologie. Paris : Dunod.
[iv]Anzieu, Didier, 1995, Le Moi-peau. Paris : Dunod.

Iels

Avant qu’il y eut un avant, 
Il y eut le monde, indéfini,
Sans ombre ni lumière.

Puis furent le ciel d’étoile
et la mère de terre, tirant la ligne
qui sépare le haut du bas.
Passivement iels s’unirent,
le ciel sur la terre
et la terre sur le ciel.

Les racines prirent la terre
et les branches prirent le ciel, 
Les oiseaux nagèrent
entre ciel et terre.
Ciel et terre ne portaient pas
de couleur et femmes et hommes
ne se voyaient pas.
Haut et bas étaient si proches,
Qu’hommes et femmes cueillirent des bouts de ciel pour se nourrir,
Ornèrent les grottes d’images duelles,
Peuplèrent la terre d’animaux mâles et femelles,
Et furent à l’étroit.
Alors coupant les tendons de l’étreinte du monde,
Iels séparèrent le ciel de la terre,
Et se tinrent debout.

Vinrent la distance, les couleurs,
la lumière et l’obscurité.
Debout les femmes comprirent la croissance des plantes, 
Et portèrent leurs savoirs sur terre,
La terre déposa en leurs ventres les enfants, 
Qui couvaient dans ses fentes, grottes et sillons.
Femmes et lune ensemble, moururent trois jours chaque mois,
Pour renaître et rendre le monde fertile,
Femmes et terre firent avec patience,
Saisons et cultures.
Le ciel projeté en l’air,
Terre et ciel ne purent plus s’unir,
Et femmes et hommes cultivèrent leurs dieux,
Pour qu’iels prennent forme terrestre,
Et oeuvrent avec eux.

La Déesse prit alors pour conjoint un taureau avec la lune entre ses cornes, 
Pour faire la pluie et le tonnerre,
Ensemençant femmes et terre.
Elle s’accompagna aussi du serpent, 
Avec autant d’anneaux que la lune compte de jours,
Gardien de l’immortalité
aux renaissances de ses mues.
Et de Rome jusqu’en Inde, 
Les femmes firent du serpent leur plaisir et du taureau leur géniteur,
Peuplant la terre de champs et de villages.
Vint le temps des moissons, et l’on vit femmes et hommes s’asseoir.

Les hommes observant leurs animaux,
Comprirent qu’ils portaient la semence et devinrent créateur.
Gilgamesh brisa les cornes du taureau d’Innana, Déesse de l’amour,
Et Mithra et Moise firent de même.
Eve, épouse des morts et porteuse des vivants, 
Prêcha l’enfer de son sifflant compagnon,
Sage serpent devenu perfide.
Le Ciel-père revint, soleil ardent et éternel,
Et forma les hommes à défricher l’ombre.
Ce fut le temps de l’histoire,
Le bronze forma les outils qui marquèrent la terre,
Les marteaux et les armes brisèrent les temples,
La faux et la hache chassèrent l’ombre ;
La lune recula avec la forêt et la terre,
Et l’Olympe prima.

Dieu le père, ne sachant n’être qu’un et ne pouvant tuer la mère, sa mère,
La fit vierge,
Et de sa transcendance retrouvée, il fit son royaume.
La terre ne fût plus fertile, père la rendrait fertile,
Et les dons de la terre devinrent dons du ciel.
Vint le temps de la raison et les mythes se réfugièrent dans l’ombre.
Le ciel et la terre ne trouvant plus le lit
de leur étreinte oisive, 
Les mythes déclinèrent encore, 
Et les dryades prirent refuge dans les jardins d’Artemis.
Le soleil finit par couvrir le monde de son disque, 
Et hommes et femmes durent le fuir.
Cherchant leurs ombres à la lanterne de leur intelligence,
Ils ne virent ni les fleurs aux voiles d’ombre,
Ni la lune qui éclairait leurs nuits,
Ils ne virent pas non plus que chaque arbre porte ses racines au ciel,
Et ne voulurent pas voir que vie et mort s’embrassent.

Geo

Une saison en Maurienne

Depuis mon enfance, la campagne m’a toujours fasciné. C’était le lieu de mes romans préférés. Lorsque ma tante nous accueillait dans son village, à chaque vacance, je ne pouvais m’empêcher de remarquer tout ce qui différait de Paris. Je trouvais sa rue pittoresque ainsi que ses rideaux et ses bibelots. Par prudence, je me gardais de dire tout cela à ma tante, à mon oncle ou à mes cousins. Quand il fallait lancer une conversation avec eux, je me trouvais toujours démuni. De son côté, la famille semblait ressentir à peu près la même chose. Le soir de noël, tous ensemble, nous ne savions pas quoi nous dire. Pour moi, la campagne était surtout un décor de romans. 

Le troupeau au dessus de la station après les premières neiges de septembre

En première année de fac, une étudiante m’a raconté qu’elle allait passer l’été à traire des brebis dans les Alpes. Je l’enviais. L’étudiante m’a expliqué que c’était un travail difficile et que c’étaient les voisins de ses parents qui l’embauchaient. Finalement, j’ai trouvé un emploi de caissier à Paris. 

Quelques années plus tard, un ami a passé l’été en Maurienne avec un troupeau de cent chèvres. À son retour, il voulait recommencer l’an suivant ! J’ai réfléchi ; j’ai hésité tout l’automne, tout l’hiver. J’avais peur des chiens et je redoutais une trop grande solitude. 

Enfin, je postule. Il faut laisser une annonce sur le site de la maison du berger : « Recherche emploi aide-berger de juin à septembre. Pas d’expérience, pas de chien, pas de voiture.  Tel : … » 

Il paraît que le secteur recrute bien. Le téléphone ne tarde pas à sonner. C’est un éleveur ardéchois. Il cherche un aide-berger pour un troupeau de brebis. Son téléphone passe mal. Il me propose que l’on se rencontre en Ardèche. J’y vais en train et en stop. L’éleveur vient me chercher à l’entrée du village. La maladie de Parkinson l’empêche de tenir correctement le volant. Le gars me demande d’où je viens, le métier de mes parents et pourquoi je veux travailler dans l’élevage. Ça fait cinq générations qu’ils élèvent des moutons. C’est beau ! J’sais pas si c’est beau mais c’est tout ce que j’sais faire, répond-t-il. On traverse la bergerie. C’est grand. Il dit le nom des races, quelques mots sur l’agnelage, sur le foin… ça bêle ; j’entends mal, je ne comprends pas vraiment de quoi parle le gars qui titube devant moi. 

Nous reprenons la voiture pour aller voir la bergère, Christine, dans un autre village. L’été, ils regroupent leurs troupeaux. Elle a une quarantaine d’années, l’air sympa. À la bergerie, une brebis « fait son vagin », une poche de sang traîne dans la paille derrière elle. L’éleveur enfile un gant et essaye de remettre l’organe infecté à sa place. Il faudra mettre des agrafes. Après un sirop chez la mère de Christine, je prends la route du retour, les chaussures pleines de merde et content de partir. Pas sûr que je rappelle la bergère. 

Fin Juin, Christine vient me chercher à la gare de Saint-Jean-de-Maurienne en Savoie. Elle arrive en pick-up de l’Ardèche avec tout son merdier pour la saison et ses chiens de travail. Je mets ma valise à l’arrière et mon sac de voyage sur mes genoux. Le long de la route qui grimpe vers l’estive, il est question de l’herbe qui est haute cette année, du regain, de brebis de réforme, d’agnelles de renouvellement, de monsieur Untel, de lieux inconnus et de mille autres choses qui m’échappent complètement. J’acquiesce. Je me sens loin de chez moi et seul à côté de Christine. 

L’estive est au-dessus d’une station de ski. Nous logeons dans un immeuble avec les autres saisonniers. Pour l’instant, les parkings sont déserts. Christine a un appartement et moi un autre à côté. Il y a l’eau chaude et le chauffage.

Le matin, on se lève à sept heures. Il faut faire des parcs avant l’arrivée des brebis. On commence à 1500 mètres d’altitude entre les lacets de la route et les méandres d’une rivière. Nous déroulons des centaines de mètres de filets et nous plantons des piquets au maillet. Les chiens de travail se promènent dans l’herbe fleurie qui nous arrive aux épaules. De ce tapis chamarré s’élèvent des odeurs de pollen, une mélodie entomique, le souffle du vent et le râle roucoulant des rivières. C’est le paradis, malgré le cagnard qui nous fait suer à grosses gouttes. Tant que les brebis ne sont pas là, nous pouvons aller boire un verre chez Clément, quatre-vingt-huit ans, blagueur, savoyard et chauvin qui passe l’été à 1500 et redescend en automne. Nous buvons un sirop puis un alcool dans lequel a trempé une vipère.

Les brebis et les patous, grands chiens blancs à poils longs de la race montagne des Pyrénées, arrivent en semi-remorque quelques jours après nous. Au début, les bêtes dorment dans les parcs. Lorsqu’elles y ont tout mangé, nous commençons la garde sans filet. Chaque jour, nous définissons un quartier que nous faisons pâturer. Les brebis sont dirigées par nos chiens de travail Balou et Miro. 

Dîner des chiens

Lorsque nous croisons des touristes, nous allons à leur rencontre afin qu’il n’y ait pas d’accident. Christine leur explique qu’en plus des chiens destinés à regrouper les brebis nous sommes obligés d’avoir des patous pour protéger le troupeau. Parce qu’il y a des loups par ici ? Le regard des touristes s’illumine, celui de Christine s’assombrit. L’année passée, le troupeau a subi des attaques. Un chasseur surveillait les bêtes toutes les nuits. Christine dormait dans une tente à côté. Trois brebis ont été dévorées. Trois brebis sur 1600, ça va, hasardent des touristes. Vous touchez des indemnités pour les pertes, non ? Le problème, c’est que le loup en mange une, il en blesse huit et il stresse tout le troupeau… 

Un été, Christine a déchargé les cadavres sur le parking de la préfecture de police. Elle s’excuse mais un moment il faut quand même qu’ils s’y arrêtent les gens ! S’ils veulent voir du loup, ils vont au zoo et c’est bon… Certains jours Christine dit qu’on y perdrait une rotule à force d’accompagner tous ces cons.

L’écologie est un autre sujet à bannir. Je préviens les amis qui viennent me rendre visite. À part ça, je suis fier de leur montrer ce que j’ai appris sur l’estive. Je sais attraper les brebis, leur tailler les sabots et leur faire des piqûres pour les soigner contre les champignons et les vers. Je sais diriger le troupeau à l’aide des chiens de travail, les patous sont devenus mes amis et les brebis me réclament des caresses. Plusieurs fois, j’appelle ma tante pour lui raconter mes journées. Elle me pose beaucoup de questions et je lui demande comment étaient les bêtes qu’elle avait autrefois. 

Fin de l’estive : le chargement des brebis avant l’aube

Avec Christine il y a des hauts et des bas mais nous sommes chaque jour plus complices. J’ai appris à reconnaître les fleurs, à boire aux ruisseaux, à repérer les myrtilles, le chevreuil, le cerf, la biche, le faon, le renard, les oiseaux et à nommer les différentes races de brebis, de chèvres et de vaches. J’endure la pluie, le brouillard et la neige. Mes amis déplorent seulement que je ne me sois pas laissé pousser une véritable barbe de berger. Lorsqu’ils s’en vont, je suis un peu triste mais je retrouve l’isolement de la montagne, son silence et sa force. 

Parfois, nous avons aussi la visite de Gaëlle, une jeune fille originaire de la station et passionnée par les bêtes. Les premières années, Gaëlle venait voir les brebis avec sa mère et sa sœur. Maintenant elle vient seule et c’est elle qui nous apprend les histoires du village. Le maire, les écolos, les Marseillais, les Lyonnais, les Ardéchois, les Parisiens, tout le monde en prend pour son grade. Gaëlle est marrante. Elle m’apprend à trouver le génépi, elle me raconte le ski, le lycée à Saint-Jean, le grand sapin qu’ils vont couper avant noël, le chalet de ses parents, la chasse… Chez elle, un soir, nous mangeons du chevreuil, de la polenta, du Beaufort et du gâteau de Savoie. 

Les chiens surveillent le troupeau

Fin août, après le départ des touristes, la montagne redevient silencieuse. On n’entend plus que le vent et les bêtes. Les amis ne viennent plus. Gaëlle reprend le lycée. Les myrtilles changent de couleur, la chasse ouvre et les cerfs commencent à bramer. Un matin, la montagne est recouverte de neige. Déjà, on parle du départ et je redoute les adieux.

Le soir de Noël, cette année, ma famille me demandera mille détails à propos de l’estive. Mes cousins et cousines seront admiratifs et rieurs. Je n’aurai plus peur de parler devant eux. Cette fois, je l’espère, nous nous comprendrons un peu mieux.   

Augustin Gerault