Sourcellerie ou l’art de trouver de l’eau

En entendant « Penser avec les mains », j’ai instinctivement songé aux sourciers et à leurs fameuses baguettes en « Y. » Cela faisait sens. Nous avons tous cette image d’Épinal, d’un homme parcourant une prairie herbeuse à la recherche d’eau. Je me disais, évidemment, il tient sa baguette dans ses mains, il cherche quelque chose, donc forcément : il pense avec les mains. 

Ç’aurait été bien trop simple ! J’ai commencé à faire des recherches et plus celles-ci avançaient, plus cela s’éloignait du thème principal. En effet, clarifions cela tout de suite, les sourciers ne pensent pas avec les mains, ce serait même plutôt le contraire ! Ou bien il faudrait se remettre en tête la définition de « penser » : « Trouver en réfléchissant, imaginer, combiner. » (Littré). Car ici, le corps sert avant tout de récepteur à différents phénomènes physiques, dont celui du magnétisme terrestre. 

Un second point à clarifier que j’ai pu entr’apercevoir au cours de mes recherches, c’est que vis-à-vis du phénomène des sourciers, il y a les rationalistes, ceux qui veulent des preuves et des explications pour croire et de l’autre côté, il y a ceux pour lesquels la découverte d’eau suffit à leur bonheur. Et il convient aussi de dire que cette seconde catégorie englobe la majorité des sourciers. 

Faisons une synthèse de ce qu’il faut comme équipement : une baguette de coudrier (celle en « Y ») — le plus souvent en noisetier pour sa souplesse — une paire de baguettes coudées en métal, quelques piquets et un pendule. C’est le matériel de base, même si certains sourciers peuvent parfois disposer de matériel supplémentaire. Concernant la préparation physique et mentale, il est dit qu’il faut avoir l’esprit apaisé et calme, tourné vers la recherche d’eau avec l’aide d’un souvenir puissant lié à cet élément. 

Voici la position de base : le sourcier tient sa baguette des deux mains, les paumes vers le ciel, et les avant-bras à 90° du reste du corps. Il doit sentir une position où la baguette a légèrement envie de filer vers le bas. Ensuite, il se promène. À certains moments, la baguette aura tendance à se lever d’elle-même. C’est, pour le sourcier, le signe de la présence d’eau. Il plante alors un premier piquet. Il se décale de quelques mètres et reprend sa position et son cheminement. Deuxième signal, il plante un second piquet. Les deux piquets forment alors une droite. Il reprend son cheminement par rapport à cette droite, de nouveau quelques mètres plus loin, troisième signal et troisième piquet. Maintenant, il traverse sa droite et marche dans le sens inverse. Sa baguette s’agite de nouveau et il répète les trois opérations. Les deux droites parallèles forment une sorte d’étroit couloir : c’est la voie de l’eau. En marchant dans un sens sur ce couloir, sa baguette se lève : le courant vient vers lui, dans l’autre sens, elle se baisse : le courant est dans le sens contraire. 

Par ces différentes opérations : il vient de déterminer la présence d’eau, ainsi que le sens dans lequel celle-ci s’écoule. Maintenant, toujours en gardant en tête la volonté de trouver de l’eau, le sourcier va faire tourner son pendule afin de découvrir la profondeur à laquelle coule cette voie d’eau. Il compte, un mètre, deux mètres, trois mètres… et soudain s’arrête, l’eau est à sept mètres. 

Autant je conçois que l’eau, par son écoulement à travers le sol, produise un effet magnétique détectable par la baguette, je n’ai toutefois pas pu trouver d’explications rationnelles concernant l’usage du pendule. Celui-ci fait peut-être effet de « sonar », mais je n’en suis pas vraiment sûr. 

Ce qui demeure certain, c’est que des sourciers trouvent bien de l’eau, et que certains d’entre eux se font même payer au résultat (lorsqu’ils demandent de l’argent, ce qui reste assez rare… ), c’est-à-dire qu’ils font creuser le puits à leurs frais et se font rembourser s’il y a bien de l’eau. Il n’en reste pas moins que le phénomène des sourciers divise la communauté des scientifiques, parmi lesquels : physiciens, hydrophysiciens, spécialistes des phénomènes magnétiques et bien d’autres !

Pour aller plus loin , je vous recommande : 
« Un Physicien aux prises avec les Sourciers » d’Yves Rocard.1
« Méthode expérimentale et sourciers » de Frédéric Élie.2 

Si vous désirez devenir sourcier : 
« L’École des Sourciers » le programme de l’École Suisse de Géobiologie et Sourcellerie.3 

Pour un ouvrage des plus poussés, consultez : 
« Baguettes et pendules, l’Art du Sourcier et ses Applications » du Docteur Jules Rengault.4
Tous sont disponibles en intégralité sur le Net.

Antoine Mondou

Là où je me racine

Au centre du dôme de haricots grimpants, je suis à quatre pattes, le bras droit plongé au travers du feuillage, doigts tendus vers le rouge d’une grappe de tomates cerises que j’entraperçois dans les tiges inextricablement enlacées des deux espèces sur lesquelles grimpe une troisième dont les fruits pesants ont fait s’affaisser la structure de bambou installée en début d’été lorsque les petits plans de  cucurbitacées développaient à peine leurs ramifications.

Je retiens la bascule de mon corps par le bras gauche dont la main est enfoncée dans la terre, à côté du panier bariolé de tout ce que je viens de cueillir alentour sans bouger de mes deux genoux pivotant sur la terre à l’ombre de mon tipi végétal, dans le même temps que par intermittences j’arrache des mottes de chiendent, extirpant soigneusement racines et rhizomes pour limiter leur invasion, n’ayant de cesse de réduire mes trois cercles de cultures du bout du jardin, peaux de chagrin de mon labeur en concurrence avec le naturel sauvage rustique, coriace et envahissant avec son ordre propre… qui m’échappe, mais que j’observe pour tenter de m’y immiscer dans le changement et le foisonnement. C’est du même détricotage qu’il s’agit avec toutes les adventices des allées vertes entre mes planches de culture, je les maintiens à la demande de mes trois filles qui aiment marcher ou courir pieds nus sur cet épais tapis voire s’y allonger, mais en contrepartie il faut sans cesse freiner l’envahissement des surfaces de culture.

La main reconnaît presque dans le même temps que l’œil les indésirables du jour et de l’endroit, de la saison ou de mes humeurs compte tenu que tout cela n’a de cesse de fluctuer au fil des ans, des lectures, des avis et expériences auxquels s’ajoutent les découvertes, surprises et émerveillements : je laisse ce que j’enlevai et inversement ou je le déplace. J’essaie de convertir mes concurrentes en alliées : mettre la mélisse, la bourrache, les violettes et le plantain en bordure des planches cultivées  pour freiner l’invasion des trèfles, pissenlits, renoncule, mauve, chiendent ou potentille arrivant par les chemins. Ces chemins que je tonds pour en récupérer la matière répandue une fois séchée autour  des plants ou entre les semis pour ralentir l’évaporation, adoucir la pénétration de la pluie et limiter la lumière faisant lever les indésirables.

J’apprends à co-cultiver, entre-planter, semi-cueillir afin de laisser croître et s’épanouir tout ce, ainsi que se nourrir et se reproduire ceux, qui se déploient dans cet espace duquel il faut appréhender les vraiment trois dimensions.

En-deçà de la surface, il y a toutes les profondeurs de la terre, comme au-delà du légume convoité pour l’assiette il y a toute sa suite souvent méconnue: son cycle naturel vers le ciel, la hauteur par les  fleurs visitées pour fructifier et retomber en graines, s’enfoncer, profiter de la dormance puis se fixer par la gravité, les racines vers le centre, coeur de la terre en attendant que la chaleur permette la re levée.

Les chicorées sont trop amères à mon goût mais je les laisse se resemer pour le magnifique bleu de leurs fleurs qui se referment totalement en soirée, si bien qu’au début je les cherchais pensant m’être  trompée d’allée, quant aux laitues et arroches rouge, je secoue les plantes en fin de cycle ou les couche à terre, tout revient ainsi au printemps à la même place ou ailleurs avec toutes les éventualités du déplacement (insectes, vent, oiseau, mes semelles ou coups de râteau, etc.). Quelques choux montés en graines se ressèment au hasard et procurent de jeunes feuilles précieuses en tout début du printemps, elles reviennent également sur les troncs de ceux qui ont été coupés, idem pour les poirées ; les racines restent ensuite à la terre ; leur porosité l’ameublit. Enlever et bousculer le moins possible devient ma  prime devise. A ce propos, le végétal est propice à éprouver la volonté ; il ne se plaît ou ne se cantonne pas toujours  là où il est projeté. Petite lutte avec les planifications, idées appliquées ou préconçues et c’est alors  que nos maigres plans échoués sont contrebalancés de surprises et de débauches explosives en laissant  se déployer le sous-jacent qui s’agence, se quinconce et s’enchevêtre en intelligente et prospère  broderie végétale. Le premier réflexe du visiteur est souvent de nommer ce qu’il reconnaît, cherchant  des images, des idées, des conceptions d’ordre, d’alignements, et de netteté… comme s’il était plus  rassurant de pouvoir savoir où est quoi, puis de s’étonner de ce qui est là, mais n’a rien à faire dans  l’assiette ou l’estomac, quelque peu perturbé que les oignons ne  soient pas en rang et les poireaux  alignés comme des soldats… .dubitation.

Mes allées et venues dans le potager sont pluri-actions, multi-déplacements : de mon corps et d’outils, de réceptacles de cueillettes, pots ou sachets de semis, arrosoirs… J’ai toujours les mains pleines, j’en ai toujours plein les mains et j’ai aussi l’impression d’en avoir plein. Mes poches leurs suppléent quand ce n’est mon tee-shirt dont je retiens la lisière du bas avec les dents pour mieux le remplir des deux mains de fraises, cassis, mûres, groseilles, pourpier, roquette, oseille, basilic, fèves, petits pois et pois gourmands… ou ma chemise que je charge d’oeillets d’Inde, tomates cerise, haricots verts, beurre ou noirs et noue en baluchon pour le retour. C’est dans un va-et-vient comme hors de mon contrôle que vont mes mains, plus vite que j’ai loisir d’aller chercher cagette, panier, barquette… telle la bousculade des mots en écriture ; les idées ou tournures se présentent plus vite que le temps pour les transcrire. Cet étoilement en rebonds incessants requiert de la concentration dont il faut apprendre à gérer le débordement et les priorités.

Je me retiens de plus en plus d’intervenir après avoir longuement combattu mes réflexes ; il en va de  la culture d’un jardin comme de l’éducation des enfants pour l’adoption de toutes les nuances de la  douceur ou de la fermeté, de la souplesse ou rigueur ; adoption des cadres et contraintes… de l’éveil  au dressage… il nous appartient de nous extirper de ce qui nous maille mais n’est pas de nos côtes propres, épreuve incontournable du déconditionnement pour acter en accord profond avec la globalité de soi.

Mes mouvements sont une sorte chorégraphie tout azimut avec changements d’actions, de directions, d’accessoires et de tenues selon l’heure et l’agitation. Souvent je débute en pull et foulard autour du cou, me découvre au fil des tâches et de la montée du soleil ; le fichu monte en turban et l’été je termine en culotte et débardeur. 

Cette « potagistique » s’est imposée comme une démarche irréversible, un engagement dont la mise en branle me tire et m’attire sans cesse vers de nouvelles découvertes et expériences ; une autre compréhension du végétal, plus globale que les 600m² de mon jardin qui comporte d’ailleurs beaucoup d’alentours associés. Au printemps j’entretiens un long talus en pente dans son prolongement sur lequel poussent des orties dont la tête des jeunes pousses constituent les soupes dépuratives et reminéralisantes à la sortie de l’hiver. Après plusieurs semaines de cueillaison, je coupe les plantes entières que je mets à fermenter dans plusieurs tonneaux pour les futurs purins traitant ou fertilisant. Au bord de la rivière coulant en-dessous, il y a plusieurs zones de prêle, séchée elle fait une merveilleuse décoction contre les atteintes cryptogamiques. J’utilise alternativement les tiges montantes des deux massifs de consoude pour fabriquer des purins fortifiants ou pailler des plans.

Les multiples cercles d’absinthe en pourtour de jardin jouent en répulsif comme un certain nombre d’aromatiques dont les fortes senteurs découragent les ravageurs ; elles forment une sorte de mini-haie protectrice et alimentent généreusement mes tisanes, sirops et pots d’épices : origan, sauge, mélisse, menthes, estragon de Russie, thym rampant, romarin, hysope, sarriette, etc. Une multitude de fleurs s’y insèrent : oeillets de poète, dahlias, centaurées, cosmos, zinnias, petits chrysanthèmes, pois de senteurs et giroflées. Au printemps la couleur débute par des zones de violettes, pissenlits, coquelicots, lupins multi-teintes et nigelles de Damas blanches et bleues. Au cours de l’été s’y étagent les tagètes, capucines, camomille matricaire, calendula à foison, tournesols des jardins dont les oiseaux picorent les graines du cœur… J’installe les haricots à rames en deux dômes et trois tipis, leurs floraisons s’étalent jusqu’à l’automne et compose des bouquets géants de fleurs rouges, orangées et blanches selon les variétés jusqu’aux gousses sèches s’exposant en grappes avant les premières gelées. Il m’est maintenant difficile de ne pas poursuivre ce qui a été laborieusement mis en place ; les contraintes pressantes se révèlent parfois oppressantes, esclavageantes, mais elles me basculent aussi  par propulsion. Comme dans tous les domaines, le subtil équilibre n’a de cesse de s’établir, s’inventer en permanence puis s’écrouler pour contredire. Les tâches à accomplir m’absorbent et me  transforment par l’action, elles me transportent à des pensées insoupçonnées, me meuvent à l’indéfinissable, hors des mots ; un état d’être indescriptible dans lequel le sentiment de survivance apaise profondément.

Cette sauvageté tranquille lutte parfois contre les déferlements de paroles météorologiques, pressions calendaires, planifications lunaires, dictons et tirades savamment répétées depuis des générations ; litanies contre les incertitudes végétales reléguées au climat pour mieux masquer notre ignorance des merveilleux stratagèmes du règne végétal. 

Les deux lignes de framboisiers se sont considérablement épaissies et forment aujourd’hui deux larges massifs ; outre la circulation moins aisée pour cueillir les baies, les plans sont ainsi moins incommodés par les fortes chaleurs. Ce sont à l’origine des plantes de sous-bois, leur ombre maintient l’humidité plus longtemps et ralentit la poussée des herbes à leur pied. 

Le noisetier et les arbres de l’environnement proche procurent une ombre bénéfique lors des canicules mais minimisent l’ensoleillement aux intersaisons ; les racines de l’acacia gigantesque à proximité fixent l’azote mais absorbent aussi eau et nutriments… décisions et choix continuels en mélange de bon sens et de connaissance font croître mon envie de comprendre ce qui est en jeu et attise ma curiosité mutant en passion. Mêler de nombreuses espèces de fleurs et disperser la même variété de légume en plusieurs lieux a fait disparaître les invasions. En limitant la taille, voire en m’en abstenant, j’ai constaté la vigueur des ramifications qui sous le poids des fruits multiples se renforcent, trouvent les compagnes sur qui  grimper, avec qui s’enchevêtrer tant à l’air libre que sous terre pour échanger les complémentarités et se développer parfois exponentiellement.

J’ai beaucoup de difficulté à couper et ne peux presque plus arracher ; pour récolter poireaux et salades, je tranche le coeur un peu au-dessus de la touffe racinaire pour laisser en place les circulations souterraines et j’en suis le plus souvent remerciée par de nouvelles feuilles. Je déteste attacher les tomates à un piquet, je préfère leur bricoler des supports pour aller à leur guise, si haricots ou gros plants d’oeillets d’Inde ne leur sont pas assez proches pour aller s’y étaler. J’essaie de bousculer le moins possible le sol qui accueille mes semis et plantations ; en contrepartie il laisse revenir ceux à qui j’ai laissé l’opportunité d’accomplir leur cycle et de façon précoce inégalable. En toute fin d’hiver, reviennent des tapis pourpres de fines pousses d’arroche ainsi que des moquettes de laitues naissantes. Maintes fois j’ai remarqué que les plans spontanés sont plus robustes, moins demandeurs d’eau : autonomes. La fabuleuse roquette traverse les saisons, résiste au gel, se redresse après la neige et se ressème à perpétuité si on la laisse fleurir çà et là.

La pratique du potager a des incidences sur les choix culinaires imposant parfois ses recettes selon l’abondance et les saisons. Elle apprend la modestie et favorise la confiance en ses intuitions ; comme pour le respect avec l’enfant depuis son plus jeune âge, le sol qui accueille mes gestes possède une intégrité antérieure à mon intervention. Le jardin aide à moduler la projection des désirs ; jamais rien n’est acquis, stable ou définitif ; tout accomplissement bascule lors de son apogée, mouvement sempiternel où l’équilibre est furtif, insaisissable.

Continuum des cycles incessants avec leurs variations hors contrôle tel le processus en boucles de notre propre vie… je reconnais mes antagonismes dans ces zones touffues et prospères côtoyant soudain des espaces arides, délaissés à l’image de mes heures de repli silencieux, basculant soudain en déblatérations inarrêtables… prétexte de m’en stopper là pour aujourd’hui… bien qu’il y ait encore tous mes ceux-là dont je n’ai pas parlé : groseille à maquereau, pommier, plaqueminier, physalis, rhubarbe, verveine citronnée, coriandre, aneth, persil, ciboulette, petit pavot blanc, euphorbe neige des montagnes, hélianthis dont les tiges creuses imputrescibles sont un précieux paillage d’hiver pour faire des huttes sur les gros légumes encore en terre, feuille de chêne rouge, mâche, topinambour, raifort d’Ardèche pour la lacto-fermentation, panais, fenouil, radis, navet, céleris et céleris rave, bette à couper, bette à cardes rouges, bette à cardes blanches, quelque brocoli et choux de Bruxelles, mes préférés le chou kale vert ou violet, le chou rouge et celui de Milan, potimarron, potiron bleu de Hongrie, courge musquée butternut et sucrine du Berry, courgette, aubergine (sans beaucoup de succès), piment, poivron, concombre, haricot nain et grimpant pour la chair ou les grains, les wagons de tomates roma, cornue des Andes, saint-Pierre, coeur de bœuf… et selon les années, dons ou humeurs comme pour les carottes, betteraves, radis, poireaux de solaise ou de carentan… tous ces noms de terroirs donnant aux légumes des saveurs de voyage, voire des p’tites allures de courtes poésies. Parfois des essais non réitérés : pois chiche, lentille, lin, melon, pastèque, cardon, divers maïs, cornichon, bardane japonaise. .. et à une autre fois pour l’évocation de la faune !

Sabine De Chalendar avec les photos de Zoé Damez

Réflexion manuelle

Dans chaque création artistique, qu’elle soit plastique ou appliquée, les  méthodologies diffèrent. Pour ma part, penser avec les mains prend tout son  sens dans ma manière dʼaborder un projet.  

Mon travail est de concevoir des accessoires de mode et principalement des sacs et des chaussures. A mon échelle je conçois des pièces uniques en  intervenant dans toutes les étapes du processus : le design, les patronages, la  recherche de matière, le montage et lʼassemblage du prototype final. Mon constat après la réalisation dʼune pièce est quʼelle est toujours différente  du dessin initial.  

A chaque étape, jʼadapte mon produit car mes moyens ne correspondent pas à  lʼambition dʼun dessin naïvement pensé comme réalisable. Je me confronte à des problématiques ne pouvant être résolues quʼen mʼadaptant à la réalité. Ces partis pris forcés permettent lʼapparition de nouvelles finitions, de nouvelles manières de penser son produit. Le processus créatif est en perpétuelle évolution, ce qui est dʼautant plus intéressant. Suivre un cahier des charges que lʼon sʼest fixé dès le début dʼun projet ne mʼattire pas. Je ne souhaite pas rogner ma liberté de faire évoluer mon projet. La liberté de se tromper et dʼaccepter que le dessin ne soit pas figé, que le prototype ne soit pas identique à la proposition de base.  

Cette méthodologie nʼest pas applicable à tous les profils, mais cʼest la mienne. Cela me permet de faire des erreurs et dʼapprendre à adapter mes créations au fil du temps. Je ne possède pas les connaissances dʼun cordonnier-bottier ou dʼun maroquinier professionnel. Cʼest pour cela que jʼaccepte mon manque de pratique technique dans ces domaines pour progresser grâce à cette manière dʼaborder le travail.

Oscar Jacquelin

Tempo de machine

Il est conseillé de lire ce petit texte en écoutant Madjou, du chanteur Salif Keita.

Il était une époque qui cherchait à capter l’attention. Par tous les moyens, le temps de cerveau était devenu l’étalon-or à s’approprier. L’esprit était encombré, mal rempli de choses absurdes, toutes destinées à être monétisées. Le progrès poursuivait partout et harcelait chaque seconde pour produire de petits sentiments inoffensifs. Les bonheurs et les névroses devaient se compter, se décompter, se calculer. L’heure n’était plus à grandir par soi-même, il fallait pousser vite, vite, vite, que toute la sève soit extraite pour passer au suivant. Clic clac, en deux clics c’était la grande claque.

Les esprits essorés étaient abandonnés, comme des chiens sur une aire d’autoroute. Ils ne savaient plus où chercher la caresse. Pauvres petites bêtes. Ils avaient toujours vécu domestiqués, noyés dans cette avalanche du tout connecté et du tout algorithmé. Perdus et brisés ils étaient.

Car un cerveau qui tourne trop finit par tourner en rond, à devenir dangereux par bêtise. Il se laisse corrompre par des mots qui l’arrangent, qui le brossent dans le sens de ses petites certitudes. Tout ça pour quoi ? Distinguer enfin une issue acceptable tout au bout du tunnel. Du sens ! Parce qu’il est difficile d’accepter qu’il n’existe que le moment présent et la mort. Et puis la solitude, sans qui rien n’est possible. C’est ainsi, la galaxie n’a pas de surmoi.

Mais comme il faut se relever car la vie où qu’elle soit trouve toujours un moyen, ne reste plus qu’à choisir le bandage adéquat pour fermer ses blessures. Pourquoi ne pas regarder en arrière ? Jusqu’au 18ème, on ne pansait pas une plaie. En tout cas on ne le disait pas. D’abord parce que le mot n’existait pas encore. A cette époque, on pensait. L’expression consacrée voulait qu’on pense de. Dans le sens où on prenait soin de, on se creusait la tête pour savoir comment la soigner cette maudite plaie. Pour panser un mal, il fallait d’abord y penser. Ainsi, penser d’une certaine manière, c’est déjà panser. Donc, quand je pense, l’idée de guérison affleure, fleur, fleur.

Mais pour guérir de quoi au juste ? Aujourd’hui la plaie est plus profonde et en même temps moins visible. A force de se creuser la tête pour tout un tas de maux, ta t’Hun tout de mots, tuntout’a d’meaux… Bien possible qu’on en perde son français et qu’on ne soit plus bon qu’à débiter dézallitérationscurieuses. Et pourquoi pas ? Peut-être que la vie c’est un peu ça. Faire son beau, parader avec ses dernières trouvailles qu’on découvre seul, dans sa chambre, les soirs d’ennui. Laisser pianoter ses doigts, panser avec les mains et puis donner sa chance au corps pour penser à nouveau.

100D

Éminence Thénar

Là où il est question de paysage, parsemé de monts et de sillons plus ou moins profonds; dʼadages et de traditions à prendre avec des pincettes; de planètes et de cratères imaginaires ; de chemins escarpés et dʼautoroutes toute droites tracées, tout ça palpable du bout des doigts; dʼune vérité que seule toi peut délivrer grâce aux prétextes des règles nébuleuses que tu sembles avoir inventées; mais peut-être aussi, car tu me connais, toi lʼinventrice des paradis farfelus, la penseuse aux doigts crochus, sorcière aux extrémités gelées, qui les faufilent sous mes aisselles pour te réchauffer.

Dans la foule tu mʼas pris la main, mʼas tiré à lʼécart.
Mʼa dit Félix ne crois pas tout ce que je dis, mais ça je le savais déjà. Tu as gardé ma main, lʼas mise à plat dans la tienne et tʼes mise à parler. De lignes de coeur, de vie et de Vénus, tu baratines, cʼest sûr, mais tu as les mains douces, alors je tʼécoute.

Que sais-tu des prédictions que tu annonces, nʼest-ce pas juste pour me flatter slash mʼeffrayer, que tu évoques ce bien-être profond qui mʼaccompagnera, cette détresse qui surviendra, comme si jʼallais croire que tout est écrit là, au creux, dans ma paume, dʼune écriture cryptique que seule toi peux déchiffrer.

Lʼinstant dʼaprès tu souris et me quittes, et je reste là, bras ballants doigts flottants, à te regarder partir, te faire engloutir par la foule saoule qui houle comme au milieu de lʼocéan, tu les as rejoint, nʼes plus que vagues parmi les autres, je reprends mes esprits, regarde ce que tu viens de lire, mes mains et si tout était vrai ?

Je me reconnais dans le fil de pensée que tu as déroulé, jʼavoue rêver de ce que tu mʼas annoncé, cʼest plein dʼespoir une paume, tu mʼas donné envie dʼy croire et soudain je suis confiant, ai la sensation de savoir, la fête sʼest arrêtée et à présent cʼest lʼaube, la nouvelle journée, que va-t-il mʼarriver ? Tu es là au loin et dʼun clin dʼœil qui mʼest adressé semble le savoir déjà. Tu agites ta main, à+ tu cries, et le soleil fait une percée sur la cimes des monts embrumés.

Félix Vanderdonckt

« Et moi que deviendrai-je ? » ou Comment ma pensée m’apparut

L’autre jour, que j’étais en mon lit posé dans ma position favorite, sur le dos, les bras autour de la tête, à la recherche d’images, de transcendance, ma pensée m’apparut. Elle se mit à me parler, distincte et pour la première fois comme étrangère à moi, telle une entité extérieure à mon être. 

— Jacob, j’ai à te parler. 

Drôle de sensation que cette voix du dehors qui me parle du dedans. Je me laissais aller à mon songe. 

— J’ai peur, Jacob. J’ai peur pour toi, pour moi, pour nous.

— Mais qui es-tu, exactement ? 

— Je suis toi, car je suis ta pensée. 

— Ma pensée, rien que ça ? 

Sur mon visage, un sourire. 

— Exact, me répond-elle, pressée. Ne fais pas le malin, mon gars, et concentre-toi. Ce que je vais dire, tu le sais déjà, puisque je suis toi — mais le péril est bien trop grand, cette fois. Il m’angoisse trop, je dois t’en parler : j’ai peur de disparaître, Jacob, que tu me survives, ailleurs, par d’autres moyens non-humains, pour que j’en termine par mourir. Délaissée, dénigrée, jusqu’à la sépulture… 

— Et quel théâtre ce serait ! Te vois-tu, là ?… Bon. Que voudrais-tu que je sois sans toi, puisque nous ne sommes qu’un. 

— Nous ne sommes qu’un, certes, mais je découle de toi, moi, tant tu me donnes mes forces, mes modes d’expression. Un langage, des outils aussi, sur lesquels je m’appuie pour me forger une identité, une réflexion, un corps. Me suis-tu, toujours ? 

— Développe. Et s’il te plaît, ma pensée, sois claire. Il t’arrive de l’être. 

— Je disais : la traduction de ta pensée, ce que je suis, ne peut se modeler qu’en fonction des outils que tu m’accordes. La ou les langues, premièrement. Tu parles français car on te l’a appris ; c’est en cette langue, selon ses particularités, son imperfection, que je m’exprime en toi. Tu me comprends désormais, je le sais. Donne-moi de la lecture, et mon vocabulaire s’enrichira, n’est-ce pas ? Il en est ainsi pour tout, dirons-nous. 

— Très bien. Je te suis. 

Et malgré mon air impavide, le plus serein que je puisse feindre, le malaise en moi prenait racine. Ma pensée, composante de moi, le ressentait, c’est forcé. Elle reprenait, incisive. 

— Et bien vois-tu, homme moderne, tu me snobes. Par ton manque d’intérêt, ton manque de nutriments à mes besoins non comblés, tu me réduis. Durant des millénaires et des millénaires, tu fis appel, à raison, au meilleur des outils par la nature façonné, tes mains. Elles furent le prolongement logique de notre existence, tant elles sont serviables, fortes, intelligentes et habiles, entre autres. Tu réfléchis par elles, selon ton bon sens tout humain, et notre marche en avant fut somptueuse, grandiose de par son réalisme. Avec tes mains, nous avons chassé, munis d’armes pensées selon leur usage, nous avons semé puis cueilli, nous avons bâti, nous offrant un confort, une qualité de réflexion nous permettant de nous extraire de la nature impitoyable, avant que l’on s’attaque à la détruire pas à pas, saccageurs… Mais ça, c’est une autre histoire. 

— En effet. Continue, va. Ne t’arrête pas. 

La soif du savoir, amie fidèle, avait toute possession de moi. — Dis, dis, balance la suite. Vas-y. 

— La suite ? L’apprentissage, la mise au point de techniques selon les différentes écoles, l’acquisition d’un savoir-faire empirique, éprouvé par l’expérience ; l’héritage et la transmission de ce savoir de main en main, de génération en génération. Ou comment l’empirisme, par l’usage combiné de l’intelligence et des mains, notamment, a forgé le monde et nos modes de subsistance, puis de vie. M’as-tu saisi ?

— Tout à fait. Viens en donc au fait, maintenant. 

— Le fait ? Ma peau. Car désormais, mon Jacob, c’est par tes doigts, avant tout, que tu réfléchis, que tu agis. Or, ton doigt ne peut être qu’une fin, et non un moyen. Il n’a ni la force, ni la dextérité, ni l’intelligence intrinsèques nécessaires à produire de l’original à grande mesure. Certes, tu fis à l’aide de tes doigts de bien belles choses, la musique par exemple. Il servit déjà de base à ta réflexion, mais jamais à ce point, encore moins à cette échelle ! Et jamais il ne fut tant soumis à un tiers matériel, pour l’action. 

— Qu’entends-tu par là ? 

— Le technologique. Je défends l’idée, qui est la tienne, au fond, que le technologique tue l’empirique, qu’il aura ma peau — définitivement. En déléguant tes capacités d’actions, de réflexions à une machine, bien que tu la programmas et la construisis en ce sens en amont, tu n’agis guère ; tu m’appauvris, moi ta pensée, tu nous jettes au fond du gouffre… Excuse mon catastrophisme, Jacob, mais j’ai peur. 

— Ça, je l’ai compris. Le reste, pas sûr… 

— Mais tu n’as plus possession de toi ! De ton humanité. Elle mutera, elle avec tes modes de vie, mais imagines-tu la révolution ? Et ses dangers ? Au nom de ton confort, de ta fainéantise, de ton avidité de vivre à l’infini, tu vas faire subir à ton corps, à ton esprit, à ta biologie, des cataclysmes qui leur seront imposés. Tu changeras à mesure que le progrès suivra son cours, mais quid de l’empirique, de ta volonté d’apprendre, d’user de tes possibles ? Puisque tu ne produis plus rien, puisqu’appuyer d’un seul doigt sur un bouton te permet aujourd’hui de faire accomplir par un autre tant de prodiges, depuis l’extérieur de toi, sauras-tu te développer encore ? Ou bien perdras-tu ces compétences ancrées en ta nature, car oubliées, inusitées, poussières au fond du grenier de ton inconscient ? Seras-tu toujours capable de tenir un pinceau, un stylo, une lyre ? Et moi de t’inspirer suffisamment pour peindre, écrire, composer ?… Ma question est légitime, Jacob, car d’actualité. Les imprimantes 3D élaborent et construisent des réalisations en dur, des logiciels de saisie écrivent à ta place tes maigres lettres et correspondances, l’ordinateur peint et compose à sa guise tableaux et mélodies, il te guide sans retour sur la route, dans les forêts, et tue cibles et civils à la pelle depuis la France pour le Mali, de Russie en Syrie. Et tout cela par un seul clic de tes doigts, l’index en préféré, ton intelligence, ta clairvoyance en sommeil prolongé, clinique ? J’ai peur, Jacob… 

— Je vois. Je te comprends… 

Je restais coi, immobile. 

— Une image, pour terminer et illustrer ma pensée, qui concerne chaque jour de ta vie. Imaginons un enfant, dans sa formation. Devant lui, une malle et des mots, des jouets de toutes les formes à l’intérieur, qui s’imbriquent et s’assemblent. Chaque fois qu’il le souhaite, au plaisir ou au besoin, le gamin ouvre cette malle, et de lui-même, il parle, il joue, il comprend et progresse, pas à pas ou de façon fulgurante, par l’expérience, les réussites et les échecs. Bientôt, les mots seront innombrables, les jouets sophistiqués et l’enfant grandira. Pour lui, pour moi. Pour nous. 

— Arrête un peu… 

— Cet enfant, c’est toi, ton grand-père, les grands Anciens. Bien. Voyons maintenant ton fils, ta descendance lointaine. Devant cet enfant, plus une malle remplie, chapeautée d’un couvercle à ouvrir pour en libérer les mots, les jouets, pour les utiliser. Mais un écran, des touches tactiles sur lesquelles appuyer pour s’exprimer, jouer de la musique, construire une cabane où s’amuser. Alors oui, la malle sait tout. Mais ton fils ? Ton fils, qui se servira instinctivement de ses doigts pour appuyer et commander une action effectuée par un autre que lui, et non de ses outils,de ses mains pour assembler, saura-t-il dire, devant une scène comique « Je trouve ça drôle car… », ou se trouvera-t-il coincé par l’impasse de son bouton imposé, l’émoticône d’un petit visage jaune et rond qui sourit, les larmes de rire aux yeux. « Haha » comme seule traduction de son ressenti, humanité appauvrie. La vie ne sera-t-elle devenue qu’un questionnaire à choix multiple ? 

— Catastrophe, effroi, désespoir à cette vue… 

— Et moi, alors ! Car moi avant, sans nutriments ni élan ! « Haha » comme unique, inique !, possibilité de témoignage de ma couillonnade, de ma ruse, de ma soif de vie. Je ne l’accepterai jamais. Et j’ai besoin de toi, pour ça, c’est pourquoi tu refuseras le désespoir, et choisiras le combat. 

— Hé, oh ! Ça va un peu, la grandiloquente. Tu choisiras la lutte, le refus, et ce sera mon fait. Tu y forgeras ta réflexion, y trouveras tes moyens d’actions : car je te le dicterai. Mon tempérament, mon caractère et mon coeur t’y mèneront. Et tu suivras, conciliante. 

— Si tu le dis… Merci de ton attention, mon gars. T’es un bon… Je te laisse reprendre la première voix. 

Un grand soleil en moi, le repos. 

— Merci à toi, ma caille. Reviens quand tu veux. 

Et je sombrais dans le coma, trois heures d’une sieste immense.

Que fis-je au réveil ? J’appelais mes potes, et montais sur mon vélo. Moi, mes mains au volant et nos retrouvailles en lisière de la forêt. C’est là que l’on se retrouvait, les mecs et moi, ballon sous le bras. Quatre souches d’arbres morts pour poteaux, deux branches fines de nos bras sciées en barres transversales, et nos pieds, qui courent et tapent dans la balle, pour une partie de football sans équipes ni règles établies, madeleine éternelle de nos enfances sacrées. Au grand air, libres et étourdis des possibilités du monde, de la vie.

Bercail