Le Décaméron écrit par Boccace entre 1349 et 1353 ( qui dit 14ème siècle, dit peste) est un recueil de cent nouvelles qui a valu à son auteur de très vives critiques pour les mœurs légères dont il fait preuve et le mépris de la religion et de ses officiants que l’on y trouve. On accusa son auteur de philogynie (« l’amour pour les femmes ») dont l’antonyme actuel pourrait être la misogynie. L’œuvre de Boccace est pour le moins ambiguë, notamment sa vision de la femme et des rapports homme-femme. « En avance » (terme dangereux à utiliser danslefluxdel’histoiremaisjen’en ai pas trouvé d’autre, vous voudrez bien me pardonner) par rapport à la société dans laquelle il vit, Boccace ne peut s’affranchir totalement de ses yeux hautain de mâle quand il écrit. Considéré par certains contemporains comme un féministe d’avant-garde, Boccace reste un écrivain spéculant sur la liberté de la femme. Il imagine une femme plus libre, mais cette « liberté » se joue toujours dans une
structure fondamentalement inégale entre les femmes et les hommes. Ses œuvres sont donc à considérer d’un œil critique mais peuvent, dans le cadre actuel, nous offrir une brise légère à ne pas négliger.
L’honneur d’avoir eu la présence d’esprit d’ harponner l’histoire qui suit revient tout entier au journal Fakir (n° 93 mai–juillet 2020 section Culture), qui se définit lui-même comme « lié à aucun parti, aucun syndicat, aucune institution, le journal Fakir est largement rédigé, illustré et géré par des bénévoles ». Une description pour le moins alléchante.
La nouvelle qui suit, publié dans le journal cité ci-dessus, se perd dans la centaine de récits que nos héros (dix jeunes gens, sept hommes et trois femmes) ont déjà à l’esprit quand ils fuient Florence pour échapper à la peste qui fait des ravages. Ils trouvent refuge en campagne dans un cadre idyllique. Au milieu du macabre mortel de leur temps, elles-ils vont
échanger des histoires grivoises. Notre histoire est raconté par Elisa au neuvième jour « où chacun parle de ce qui lui est agréable ». Comme le décrit Cyril Pocréaux, auteur de l’article qui a inspiré cette reprise avouée, et je ne pourrais mieux le dire, « ce texte demeure la trace d’un Moyen-Age qui ne fut pas, comme on le croit, terne, gris, austère ». Une histoire pour tordre le cou aux visions du passé. Une histoire pour se rappeler la beauté du changement qui fleurit en toutes occasions. Une histoire pour ne jamais oublier que destempsparticuliersémergentles leçons les plus singulières.
En espérant que cette lecture dont le contexte franchit les âges (épidémie, confinement, bouleversements sociaux et lutte pour l’égalité) vous plaira autant qu’elle m’a plu. On y trouve au milieu du rire des indications précieuses sur les interdits, l’inconnu qu’on fuit souvent par peur et le plaisir de s’en affranchir par le contact.
« Vous saurez donc qu’il y a en Lombardie un monastère très fameux pour sa sainteté et sa religion. Entre autres nonnes qui s’y trouvaient, était une jeune fille de sang noble et douée d’une merveilleuse beauté. Elle s’appelait Isabetta, et un jour un de ses parents étant venu la voir à la grille avec un beau jeune homme, elle s’énamoura de celui-ci. Le jouvenceau la voyant si belle, et ayant vu dans ses yeux ce qu’elle désirait, s’enflamma également pour elle, et tous deux endurèrent pendant longtemps cet amour sans pouvoir en tirer aucun fruit. Enfin, l’un et l’autre étant sollicité par une même envie, le jeune homme trouva un moyen de voir secrètement sa nonne, de quoi celle-ci fut fort contente, de sorte qu’il la visita non une fois mais souvent, au grand plaisir de chacun d’eux. Ce manège continuant, il arriva qu’une nuit il fut vu par une des dames de la maison, sans que ni l’un ni l’autre s’en aperçût, au moment où il quittait l’Isabetta pour s’en aller. La dame le redit à quelques-unes de ses compagnes. Leur premier mouvement fut d’aller l’accuser auprès de l’abbesse qui avait nom madame Usimbalda, bonne et sainte personne suivant l’opinion des dames nonnains et de quiconque la connaissait ; puis elles pensèrent, afin qu’elle ne pût nier, qu’il valait mieux la faire surprendre avec le jeune homme par l’abbesse elle-même. Ayant donc gardé le silence, elles se partagèrent en secret les veilles et les gardes afin de la surprendre.
« L’Isabetta ne se méfiant point de cela et ignorant tout, il arriva qu’une nuit elle fit venir son amant ; ce que surent aussitôt celles qui la surveillaient. Quand elles crurent le moment venu, une bonne partie de la nuit étant déjà passée, elles se partagèrent en deux bandes, dont l’une resta à faire la garde à la porte de la cellule de l’Isabetta, et l’autre courant à la chambre de l’abbesse, frappa à la porte, et comme celle-ci répondait, elles lui dirent : « — Sus, Madame, levez-vous vite, car nous avons découvert que l’Isabetta a un jouvenceau dans sa cellule. — »
« Cette même nuit, l’abbesse était en compagnie d’un prêtre qu’elle introduisait souvent dans un coffre. Entendant tout ce bruit, et craignant que les nonnains, par trop de précipitation ou de méchant désir, ne poussassent tellement la porte que celle-ci s’ouvrît, elle se leva précipitamment, et s’habilla de son mieux dans l’obscurité ; croyant
prendre certains voiles pliés que les nonnes portent sur la tête et qu’elles appellent le psautier, elle prit les culottes du prêtre, et sa hâte fut si grande que, sans s’en apercevoir, elle se les jeta sur la tête à la place du psautier, et sortit de sa chambre dont elle ferma vivement la porte, en disant : « — Où est cette maudite de Dieu ? — » Et avec les autres, qui brûlaient d’une telle envie de faire trouver l’Isabetta en faute qu’elles ne s’apercevaient pas de ce que l’abbesse avait sur la tête, elle arriva à la porte de la cellule qu’elle jeta par terre, aidée par l’une et par l’autre. Étant entrées dans la cellule, les nonnes trouvèrent au lit les deux amants étroitement embrassés et qui, tout étourdis d’être ainsi surpris, ne sachant que faire, se tinrent coi. La jeune fille fut sur-le- champ saisie par les autres nonnes et, sur l’ordre de l’abbesse, conduite au chapitre. Le jouvenceau, remis de son émotion, avait repris ses habits et attendait la fin de l’aventure, disposé à faire un mauvais parti à toutes celles qu’il pourrait joindre s’il était fait le moindre mal à sa jeune nonnain, et à l’emmener avec lui.
« L’abbesse, après s’être assise au chapitre, en présence de toutes les nonnes qui n’avaient de regards que pour la coupable, se mit à lui adresser les plus grandes injures qui eussent été jamais dites à une femme, comme ayant contaminé, par ses actes indignes et vitupérables, l’honneur, la bonne renommée du couvent, si cela venait à se savoir au dehors ; aux injures, elle ajoutait les plus graves menaces. La jeune nonne, honteuse et timide, se sentant coupable, ne savait que répondre, et se taisait, inspirant compassion à toutes les autres. Comme l’abbesse continuait à se répandre en reproches, la jeune fille venant à lever les yeux, vit ce que l’abbesse avait sur la tête, et les liens de la culotte qui pendaient deçà et delà ; sur quoi, s’avisant de ce que c’était, elle dit, toute rassurée : « — Madame, que Dieu vous soit en aide ; rajustez votre coiffe et puis dites-moi tout ce que vous voudrez. — » L’abbesse, qui ne la comprenait pas, dit : « — Quelle coiffe, femme coupable ? As-tu maintenant le courage de plaisanter ? Te semble-t-il avoir commis une chose où les bons mots aient leur raison d’être ? — » Alors la jeune nonne dit de nouveau : « — Madame, je vous prie de nouer votre coiffe, puis dites-moi ce qu’il vous plaira. — » Là-dessus, plusieurs des nonnes levèrent les yeux
sur la tête de l’abbesse, et celle-ci y ayant également porté les mains, on s’aperçut pourquoi l’Isabetta parlait ainsi. L’abbesse, reconnaissant son erreur, et voyant que toutes les nonnes s’en étaient aperçues et qu’il n’y avait pas moyen de la cacher, changea soudain de langage, et se mit à parler sur un tout autre ton qu’elle avait fait jusque-là ; elle en vint à conclure qu’il est impossible de se défendre des excitations de la chair ; et pour ce, elle dit que chacune devait se donner en cachette autant de bon temps qu’elle pourrait, comme on avait fait jusqu’à ce jour. Ayant fait relâcher l’Isabetta, elle s’en retourna coucher avec son prêtre, et l’Isabetta avec son amant, qu’elle fit revenir souvent depuis, en dépit de celles qui lui portaient envie. Pour les autres qui étaient sans amant, elles pourchassèrent en secret leur aventure du mieux qu’elles surent. »
Jean Kerszberg