Introduction

Se figer

S’enfuir à toutes jambes

Faire face

La violente peur a de nombreux visages mais jamais ne nous quitte

La contempler c’est osé

La carresser requiert une confiance culottée

L’embrasser achèvera de sceller l’amitié retrouvée

Jean Kerszberg

À la Recherche de la Masculinité

L’angoisse de la masculinité les stages de virilité

Les stages de virilité sont des séjours organisés par des mouvances catholiques dans le but d’aider les hommes à retrouver leur place dans la société. Ils trouvent leur origine dans les Etats-Unis des années 80 (man kind project), en réaction au féminisme. Le constat initial est le suivant : la société actuelle brouille les repères de genre et l’identification des individus est de plus en plus complexe. Le combat féministe et la participation croissante des hommes aux tâches ménagères seraient des éléments perturbants pour la gente masculine. Autrement dit, les hommes peineraient à trouver leur place dans la société et au sein du foyer familial, à cause de la femme trop gourmande en droits et égalité. Plus encore, la société serait en crise du fait de ce mal-être profond dont souffrent les mâles, le déficit de virilité.

Les stages de virilité ont donc pour objectif de faire en sorte que les hommes s’approprient une masculinité fantasmée, qualité qui devient leur essence, et qu’ils doivent entretenir et cultiver. Les épreuves sportives sont au rendez-vous, ainsi que la privation de sommeil, les douches glacées, etc. Pour autant, la stimulation de la matière grise n’est pas laissée de côté, des séminaires et des groupes de parole sont organisés. Au programme, éclaircir le rôle de chacun au sein du couple ou dans l’éducation des enfants. L’homme apprend qu’il doit initier ses enfants au sport, les emmener faire du vélo. L’homme apprend que c’est sa femme qui doit apporter de la douceur et de l’affection aux marmots.

Succintement, les angoissés du genre sont à la recherche d’une masculinité fantasmée.

Valentine Canut

La Trouille Cathodique

CINQ SOUVENIRS DE BANDES-SON TRAUMATISANTES

7 ANS

Imothep, la momie revenue d’Egypte antique pour torturer des aventuriers inconscients. Trilogie sur FR3, soirée spéciale fin de vacances. L’air tiède dans le salon et mon oncle un peu bourré qui ronfle.
La Momie. Je suis trop effrayé pour bouger de devant le poste de TV. Ronflements si bruyants qu’on entend à peine les répliques. Je ne comprends pas grand chose à ce que je vois, difficile de dire quand un film s’achève et quand le suivant commence. Du sable, des monstres et des menaces en hiéroglyphes.

Pendant un mois j’ai la trouille de me retrouver seul, ne serait-ce que le temps de pisser. Je ne le fais qu’à midi, en terrain dégagé et sous le soleil. Vagues souvenirs de la musique sous le ronronnement du téléviseur : des cordes stridentes très clichés au moment de traverser des ponts qui s’écroulent et la grosse caisse qui s’emballe quand Imothep surgit.

16 ANS

Nuit pluvieuse en Bretagne, on fume à tour de rôle à la fenêtre. Il faut se cambrer, hisser nos reins à travers la lucarne pour que la fumée s’échappe. Le film commence, Felix prend l’accent italien et l’air glacé s’engouffre dans la chambre. Sussspirrrria, il gueule comme un chauffeur de salle napolitain. Disco- hémoglobine.

La pluie tombe aussi à verse quand une jeune danseuse américaine débarque en Autriche. Ensuite un internat, de vieilles histoires de sorcellerie et de robes blanches qui se couvrent de sang les unes après les autres. Rire gras sur fond d’angoisse. Suspiria. Je me souviens de synthés, d’un instrument qui ressemble à une lyre et d’une voix rauque qui baragouine un anglais à l’accent rital. Puis la B.O de l’horreur-disco, des « wiiiitch » sensuels susurrés par une fausse Donna Summer.

14 ANS

UGC Lyon Bastille, rendez-vous amoureux. Effrayé avant même que le film commence et appâté par la promesse d’un plaisir Interdit aux moins de 16 ans. Une maisonnette isolée à la lisière d’un bois : ambiance pesante de début d’hiver et routes givrées. Toujours la même histoire. Un orphelinat, un asile psychiatrique et quelques leçons de piano.

J’attrape la main de Johanne mais tremble comme un fou. Je ne fais pas vraiment attention au film. Ca ne tient pas debout, la gamine qu’ils viennent d’adopter a en fait quarante ans et veut leur peau. Je ris pour faire le beau mais prend vite peur. La fausse gamine les poursuit dans la neige, increvable. Je touche une cuisse. Elle va tuer sa propre mère!

Je suis terrorisé.
Je bande.
La musique est nulle.

23 ANS

e vis dans un minuscule village d’Ardèche, deux rues qui se croisent devant l’Eglise. Décor de Western, soirée de février. J’ai en poche les clefs de la salle de cinéma. On boit pour se réchauffer, le temps que les vieux radiateurs se mettent en branle.

Un piano, un violon, trois notes de valse mortifère. Le « thème romantique » des Yeux sans visage. Trois amis, chacun sur sa rangée. La belle Edith Scob, défigurée, déambule flottante dans un grand manoir de banlieue. Et son père, médecin sordide, qui chasse les jeunes filles pour leur prélever l’épiderme.

J’entends le bruit étouffé de mes pas sur le chemin du retour. J’ai le souffle court. Un chien au loin. Comme un gosse j’accélère sur les derniers mètres. Mon pouls s’emballe. Il n’y a personne sur les routes de campagnes, aucun chirurgien fou pour m’enlever.

10 ANS

Souvenirs d’un jeu. Répéter cinq fois, de plus en plus doucement, Candy Man face au miroir de la salle de bain. Au bout de trois je tremble. Quatre, quelque fois. Jamais cinq.
Candy Man. Candy Man. Candy Man. Candy Man. Je me rappelle mal du film. Un fantôme qui rôde dans les ghettos de Chicago et le thème de Phillip Glass comme une boîte à musique hantée. Des chœurs, des chœurs, et des violons. Quelques images : un bébé disparu qu’on sauve in-extremis d’un brasier, une belle étudiante qui succombe à ses brûlures. Et la honte de n’avoir jamais osé invoquer à mon tour l’infâme tueur.

Léonard Ledoux

Le Lapin Pressant

Dans une forêt assez dense, accompagné d’un enfant, je suis visiblement à la recherche d’un autre gamin, qui se serait perdu dans les fourrés et qu’on ne cesse d’appeler à tue-tête. Ça dure des plombes. Découragé, je finis par abandonner la recherche et seul, je me pose à même le sol, au pied d’un chêne, avant de m’assoupir à moitié. C’est alors qu’une créature ronronnante et qui s’agglutine contre mon pied me sort de ma torpeur. Attendri, presque amusé, je pense instinctivement qu’il doit s’agir d’un chat mais en ouvrant les yeux, je découvre un énorme lapin difforme, sans oreille aucune, tombé manifestement sous le charme de mon pied. Il s’y frotte et le renifle de manière insistante.

Et comme une évidence, je réalise qu’auparavant dans les fourrés, c’était en fait ce lapin que nous recherchions, et non pas un enfant.

Au même moment, à quelques mètres de l’endroit où je me suis assoupi, j’aperçois une femme qui a dû s’allonger elle aussi sous un chêne et qui se réveille à son tour. En y regardant de plus près, je vois qu’il lui manque la jambe gauche, juste en dessous du genou. Pas de sang, ni de plaie apparente, c’est coupé assez net, mais je distingue quelques petites traces de découpe, comme celles laissées par un castor sur un tronc d’arbre.

Sensation d’effroi soudain en réalisant que ce doit être l’œuvre du lapin bizarre qui s’acharne alors toujours sur mon pied au même instant.

Olivier Jorrot

Peurs Nocturnes

Autant que je m’en souvienne, je les ai toujours sentis rôdant pas loin..
La journée, ils me laissaient tranquille, je les oubliais presque, mais dès que le soleil se couchait je pouvait entendre à nouveau leurs chuchotements près de mon oreille, le frôlement de leur corps sans consistance contre les murs.
Je sentais leur présence dans mon dos, et la partie reptilienne de mon cerveau était alors immédiatement en alerte. Cela ne cessait vraiment qu’au lever du soleil où, épuisée, j’avais fini par m’endormir d’un sommeil lourd.

Ils n’avaient pas de nom, je n’avais pas voulu les nommer, les gardant le plus possible à distance de moi.
Leur présence chaque nuit, tourbillonnant autour de mon lit, venant lover les épines de leur corps au creux de mon cou, venait troubler mon sommeil d’enfant et perturbait ainsi mes journées.

Ils étaient ceux qui se cachaient dans l’ombre, ceux qui venaient réveiller mes pires angoisses, s’insinuaient dans mes rêves pour les transformer en cauchemars, et me tenaient éveillée des nuits durant, tremblante, les yeux écarquillés par la peur, brûlante de fièvre et n’osant pas me rendormir de peur de ne pas les voir arriver fondre sur moi.

Dès que j’étais seule, je les entendais marcher le long des murs, de leurs longues pattes d’araignées, tournant leur visages grimaçants vers moi.
Ils avaient faim et aimaient sentir ma frayeur et leur emprise sur moi, c’est cela qui les nourrissait et je pouvais presque les entendre jubiler quand je voyais le ciel s’assombrir à la nuit tombée et que je commençais à avoir du mal à ne pas trembler.

Eux, je ne les avais jamais réellement vu de mes yeux, je les imaginais, calquant sur eux les nombreuses images effrayantes de monstres que je voyais dans les films et les livres.
Ce sont leurs yeux, leurs griffes et leur démarche lente que je sentais en frissons et auxquels je donnais vie. En vérité ils étaient plus évanescents que cela, ils n’étaient peut-être même qu’une brume de peur plus que des êtres capables de me barrer la route.

Je ne sus jamais vraiment ce qu’il se serait passé si j’avais eu l’audace de leur faire face, j’étais toujours trop lâche pour oser faire un pas dans le noir et me laisser engloutir. Au contraire, je me roulais dans mes couverture, quitte à m’étouffer, préférant laisser passer l’angoisse, comme une tempête contre laquelle je ne pouvais rien, et au bout de quelques heures le silence revenait, ma respiration s’apaisait et je me rendormais.

Ma grand-mère, très croyante, m’avait élevée dans la peur du mal, des démons et des mauvais esprits, elle croyait très fermement à des êtres capable de venir punir ceux qui avaient pêché, menti, volé et ayant tous ces vices en moi dès l’enfance, j’étais effrayée à chaque coucher de soleil de voir venir ces être maléfiques ramper vers mon lit pour m’emmener dans leur monde sombre.

Longtemps j’ai ainsi passé de mauvaises nuits, mon sommeil était tourmenté, j’avais peur de tout, même la journée, et je ne pouvais pas me coucher sans invoquer tous les esprits protecteurs et bienfaiteurs que je connaissais, m’enveloppant mentalement d’une sphère protectrice qui s’étendait à ma chambre, à ma maison mais aussi parfois à tout mon quartier..

Plus tard, je mis toutes ces angoisses au fond de ma tête et essayais de ne plus y penser, cela fonctionna un temps, mais elles me rattrapaient toujours, malgré les calmants, les somnifères et autres moyens dérivés pour avoir des nuits sans rêves.. Les effets des drogues étaient de courte durée et altéraient ma santé, cela n’était pas mieux.

Le seul moyen de ne pas penser à ces démons et les laisser entrer fut d’avoir toujours quelqu’un dans mon lit, étrangement ils me laissaient en paix quand je n’étais plus seule.
Je découvris ainsi un moyen presque sûr de dormir des nuits entières sans me réveiller en sursaut.

Depuis quelques années mon sommeil s’est amélioré, bien sûr au moindre bruit ou mouvement suspect dans ma chambre je me réveille encore apeurée, mais c’est à chaque fois pour ne découvrir que les murs vides habituels de ma maison et non pas des êtres rampants m’observant en silence.

Je ne m’aventure toujours pas dans les coins sombres, car je peux entendre le chuintement sinistre de leurs corps si je ne fais pas assez attention, mais les éviter m’aide à ne plus y être confrontée et j’ai ainsi trouvé un moyen d’en faire abstraction.

Cette peur qui m’a enveloppée depuis l’enfance commence tout juste à s’estomper mais je la sens encore présente et je les sens toujours aux aguets, attendant dans la nuit que je me laisse aller à mes rêves pour à nouveau revenir me hanter.

Je ne les oublie pas, je sais qu’ils seront toujours là..

Angèle Fougeirol


	

Sous la Peur, il y a Toujours le Monstre

Lépidoptères : ordre d’insectes dont le corps est recouvert d’écailles

Zoé a 5 ans et elle déteste les araignées. Elle frappe le sol et elle crie. Elle les tient éloignées. Elle ne veut pas qu’elles lui collent.

Basile a 5 ans et il aime les insectes. Il essaye de se les attacher. L’été, il les tient très près sous sa loupe. Il les fume et les renifle. Il ne veut pas qu’ils lui échappent.

Zoé avait chaud. Elle remonte les manches de sa veste. Ça la pique. Elle commence à gratter. Dans le pli du coude elle creuse sa peau jusqu’à faire un trou. Dans le trou, il y a une membrane ; et sous la membrane, de fines écailles.

Basile s’était rafraîchi. Il repose son verre avant de se remettre à l’ouvrage. D’abord gêné par la réflexion du soleil, il voit ensuite la fine fumée. Il lève sa loupe : « Zoé, reste tranquille. Tout ira bien. »

Carine Bargueno

Carine Bargueno est psychologue clinicienne et travaille dans un service de pédopsychiatrie. Elle reçoit des enfants séparés de leurs parents sur décision judiciaire et ayant vécu des traumatismes relationnels précoces. « Sous la peur, il y a toujours le monstre » se propose d’explorer le jeu de miroir entre la peur et soi-même. Tout fonctionne comme si derrière l’objet réel de la peur se cachait une part de soi-même, errante et mal définie, que constitue le monstre que l’on porte en soi. Ce monstre est tout autant capable de créer l’émotion de peur pure que de se transformer et d’incarner une partie de soi que l’on arrive pas à aimer. Du désamour et de la honte vient ce monstre-là. Il arrive sous la peau, par notre nez, notre bouche, nos oreilles et nos yeux, mais on lutte pour le tenir à l’extérieur de nous. L’histoire de Zoé et Basile invite à effleurer délicatement la fine surface de notre miroir intérieur.

Toucher le Slip

Le Décaméron écrit par Boccace entre 1349 et 1353 ( qui dit 14ème siècle, dit peste) est un recueil de cent nouvelles qui a valu à son auteur de très vives critiques pour les mœurs légères dont il fait preuve et le mépris de la religion et de ses officiants que l’on y trouve. On accusa son auteur de philogynie (« l’amour pour les femmes ») dont l’antonyme actuel pourrait être la misogynie. L’œuvre de Boccace est pour le moins ambiguë, notamment sa vision de la femme et des rapports homme-femme. « En avance » (terme dangereux à utiliser danslefluxdel’histoiremaisjen’en ai pas trouvé d’autre, vous voudrez bien me pardonner) par rapport à la société dans laquelle il vit, Boccace ne peut s’affranchir totalement de ses yeux hautain de mâle quand il écrit. Considéré par certains contemporains comme un féministe d’avant-garde, Boccace reste un écrivain spéculant sur la liberté de la femme. Il imagine une femme plus libre, mais cette « liberté » se joue toujours dans une

structure fondamentalement inégale entre les femmes et les hommes. Ses œuvres sont donc à considérer d’un œil critique mais peuvent, dans le cadre actuel, nous offrir une brise légère à ne pas négliger.

L’honneur d’avoir eu la présence d’esprit d’ harponner l’histoire qui suit revient tout entier au journal Fakir (n° 93 mai–juillet 2020 section Culture), qui se définit lui-même comme « lié à aucun parti, aucun syndicat, aucune institution, le journal Fakir est largement rédigé, illustré et géré par des bénévoles ». Une description pour le moins alléchante.

La nouvelle qui suit, publié dans le journal cité ci-dessus, se perd dans la centaine de récits que nos héros (dix jeunes gens, sept hommes et trois femmes) ont déjà à l’esprit quand ils fuient Florence pour échapper à la peste qui fait des ravages. Ils trouvent refuge en campagne dans un cadre idyllique. Au milieu du macabre mortel de leur temps, elles-ils vont

échanger des histoires grivoises. Notre histoire est raconté par Elisa au neuvième jour « où chacun parle de ce qui lui est agréable ». Comme le décrit Cyril Pocréaux, auteur de l’article qui a inspiré cette reprise avouée, et je ne pourrais mieux le dire, « ce texte demeure la trace d’un Moyen-Age qui ne fut pas, comme on le croit, terne, gris, austère ». Une histoire pour tordre le cou aux visions du passé. Une histoire pour se rappeler la beauté du changement qui fleurit en toutes occasions. Une histoire pour ne jamais oublier que destempsparticuliersémergentles leçons les plus singulières.

En espérant que cette lecture dont le contexte franchit les âges (épidémie, confinement, bouleversements sociaux et lutte pour l’égalité) vous plaira autant qu’elle m’a plu. On y trouve au milieu du rire des indications précieuses sur les interdits, l’inconnu qu’on fuit souvent par peur et le plaisir de s’en affranchir par le contact.

« Vous saurez donc qu’il y a en Lombardie un monastère très fameux pour sa sainteté et sa religion. Entre autres nonnes qui s’y trouvaient, était une jeune fille de sang noble et douée d’une merveilleuse beauté. Elle s’appelait Isabetta, et un jour un de ses parents étant venu la voir à la grille avec un beau jeune homme, elle s’énamoura de celui-ci. Le jouvenceau la voyant si belle, et ayant vu dans ses yeux ce qu’elle désirait, s’enflamma également pour elle, et tous deux endurèrent pendant longtemps cet amour sans pouvoir en tirer aucun fruit. Enfin, l’un et l’autre étant sollicité par une même envie, le jeune homme trouva un moyen de voir secrètement sa nonne, de quoi celle-ci fut fort contente, de sorte qu’il la visita non une fois mais souvent, au grand plaisir de chacun d’eux. Ce manège continuant, il arriva qu’une nuit il fut vu par une des dames de la maison, sans que ni l’un ni l’autre s’en aperçût, au moment où il quittait l’Isabetta pour s’en aller. La dame le redit à quelques-unes de ses compagnes. Leur premier mouvement fut d’aller l’accuser auprès de l’abbesse qui avait nom madame Usimbalda, bonne et sainte personne suivant l’opinion des dames nonnains et de quiconque la connaissait ; puis elles pensèrent, afin qu’elle ne pût nier, qu’il valait mieux la faire surprendre avec le jeune homme par l’abbesse elle-même. Ayant donc gardé le silence, elles se partagèrent en secret les veilles et les gardes afin de la surprendre.

« L’Isabetta ne se méfiant point de cela et ignorant tout, il arriva qu’une nuit elle fit venir son amant ; ce que surent aussitôt celles qui la surveillaient. Quand elles crurent le moment venu, une bonne partie de la nuit étant déjà passée, elles se partagèrent en deux bandes, dont l’une resta à faire la garde à la porte de la cellule de l’Isabetta, et l’autre courant à la chambre de l’abbesse, frappa à la porte, et comme celle-ci répondait, elles lui dirent : « — Sus, Madame, levez-vous vite, car nous avons découvert que l’Isabetta a un jouvenceau dans sa cellule. — »

« Cette même nuit, l’abbesse était en compagnie d’un prêtre qu’elle introduisait souvent dans un coffre. Entendant tout ce bruit, et craignant que les nonnains, par trop de précipitation ou de méchant désir, ne poussassent tellement la porte que celle-ci s’ouvrît, elle se leva précipitamment, et s’habilla de son mieux dans l’obscurité ; croyant

prendre certains voiles pliés que les nonnes portent sur la tête et qu’elles appellent le psautier, elle prit les culottes du prêtre, et sa hâte fut si grande que, sans s’en apercevoir, elle se les jeta sur la tête à la place du psautier, et sortit de sa chambre dont elle ferma vivement la porte, en disant : « — Où est cette maudite de Dieu ? — » Et avec les autres, qui brûlaient d’une telle envie de faire trouver l’Isabetta en faute qu’elles ne s’apercevaient pas de ce que l’abbesse avait sur la tête, elle arriva à la porte de la cellule qu’elle jeta par terre, aidée par l’une et par l’autre. Étant entrées dans la cellule, les nonnes trouvèrent au lit les deux amants étroitement embrassés et qui, tout étourdis d’être ainsi surpris, ne sachant que faire, se tinrent coi. La jeune fille fut sur-le- champ saisie par les autres nonnes et, sur l’ordre de l’abbesse, conduite au chapitre. Le jouvenceau, remis de son émotion, avait repris ses habits et attendait la fin de l’aventure, disposé à faire un mauvais parti à toutes celles qu’il pourrait joindre s’il était fait le moindre mal à sa jeune nonnain, et à l’emmener avec lui.

« L’abbesse, après s’être assise au chapitre, en présence de toutes les nonnes qui n’avaient de regards que pour la coupable, se mit à lui adresser les plus grandes injures qui eussent été jamais dites à une femme, comme ayant contaminé, par ses actes indignes et vitupérables, l’honneur, la bonne renommée du couvent, si cela venait à se savoir au dehors ; aux injures, elle ajoutait les plus graves menaces. La jeune nonne, honteuse et timide, se sentant coupable, ne savait que répondre, et se taisait, inspirant compassion à toutes les autres. Comme l’abbesse continuait à se répandre en reproches, la jeune fille venant à lever les yeux, vit ce que l’abbesse avait sur la tête, et les liens de la culotte qui pendaient deçà et delà ; sur quoi, s’avisant de ce que c’était, elle dit, toute rassurée : « — Madame, que Dieu vous soit en aide ; rajustez votre coiffe et puis dites-moi tout ce que vous voudrez. — » L’abbesse, qui ne la comprenait pas, dit : « — Quelle coiffe, femme coupable ? As-tu maintenant le courage de plaisanter ? Te semble-t-il avoir commis une chose où les bons mots aient leur raison d’être ? — » Alors la jeune nonne dit de nouveau : « — Madame, je vous prie de nouer votre coiffe, puis dites-moi ce qu’il vous plaira. — » Là-dessus, plusieurs des nonnes levèrent les yeux

sur la tête de l’abbesse, et celle-ci y ayant également porté les mains, on s’aperçut pourquoi l’Isabetta parlait ainsi. L’abbesse, reconnaissant son erreur, et voyant que toutes les nonnes s’en étaient aperçues et qu’il n’y avait pas moyen de la cacher, changea soudain de langage, et se mit à parler sur un tout autre ton qu’elle avait fait jusque-là ; elle en vint à conclure qu’il est impossible de se défendre des excitations de la chair ; et pour ce, elle dit que chacune devait se donner en cachette autant de bon temps qu’elle pourrait, comme on avait fait jusqu’à ce jour. Ayant fait relâcher l’Isabetta, elle s’en retourna coucher avec son prêtre, et l’Isabetta avec son amant, qu’elle fit revenir souvent depuis, en dépit de celles qui lui portaient envie. Pour les autres qui étaient sans amant, elles pourchassèrent en secret leur aventure du mieux qu’elles surent. »

Jean Kerszberg