Cogito Ergo Aïkido

En tension sur un axe qui va du talon planté dans le sol de ma jambe arrière jusqu’au bout des doigts pointés vers l’adversaire, j’évacue toute pensée. A l’esquisse d’un shōmen uchi, j’entre d’un bloc dans son attaque. Le point de contact, poignet contre poignet, décrit une sorte d’« Ω » en dérivant à droite, de sorte que l’axe horizontal a dévié d’environ 30°. Mon autre main a saisi son coude dans le mouvement. Son bras s’étire désormais à 90° par rapport à l’axe originel. Déséquilibre, descente en spirale ikkajō ni, contrôle par une clef de bras, osae !

Cet enchaînement complexe, cent fois répété mais sans cesse différent (et encore bien loin d’exprimer une maîtrise avancée), mes mains l’ont-elles pensé pour moi ? 

Foutaises, les mains ne pensent pas ! Penser est une activité à distance. On se représente en images, on compare (« penser » vient du latin « pensare » qui signifie « peser, comparer »), on  commente et on articule par des mots… A chaque instant, il y a la chose en soi, sa représentation qui est l’objet de la pensée et un sujet conscient. Alors que les mains sont paire, voire double avec les sensations qu’elles captent, mais pas triple. Et les sensations me semblent interagir avec l’action sur un même plan, celui des nerfs, je suppose. Là où les vibrations, les ondes, les impulsions électriques, que sais-je, sont quasiment instantanées. 

Si le beau geste est plus rapide et fluide qu’une action pensée de A à Z, comme une technique d’Aïkido qui se retrouve décomposée, hachée, gauche, c’est bien que la pensée a laissé place aux sensations pour agir. 

Mais alors, quel rôle joue la pensée quand je réalise ma technique ? Je crois qu’elle remplit deux rôles aux antipodes. D’une part, elle est passive. C’est une conscience réceptacle d’impressions, à passer au crible de l’analyse après l’action. Elle s’exerce donc par l’attention et joue un rôle essentiel dans l’apprentissage. Le genre humain n’a-t-il pas une plasticité et des capacités d’apprentissage bien supérieures au reste des animaux ? D’autre part, elle est vigilante. C’est une conscience cadre, voire policière, qui contrôle et réprime les actes au-delà de nos intentions. Comment en aurait-elle le temps ? N’avions-nous pas conclu sur son incapacité à contrôler chaque mouvement de la technique ? Sûrement, la pensée prend des décisions et lutte avec les émotions pour guider la volonté. C’est la volonté — cet objet mystérieux, à la fois moral et bestial — qui contrôle le rythme et la puissance de ma technique.

Aussi, le beau geste requiert de « penser avec les mains », dans le sens où il faut les guider par l’intention seulement, sans émotion forte ni objectif formel avant l’action, puis leur porter suffisamment d’attention pendant le mouvement pour en recueillir les impressions, et enfin analyser ces dernières pour progresser à la prochaine répétition. Voici quelques enseignements sur la voie de l’Aïki.

Charles-Elie Laly