A l’école Vitruve, certains enfants ont le rôle de médiateurs.trices
Ils.elles sont chargé.es de faire la médiation entre des enfants en conflit. Ils aident à mettre des mots sur la colère, sur l’animosité, ainsi qu’à faire tomber la violence physique en passant par l’écoute, la parole, mais aussi le dessin ou la discussion de groupe.

‘Veille périodiquement à te susciter des obstacles,
obstacles pour lesquels tu vas devoir trouver une parade…
et une nouvelle intelligence.‘
1981 – Henri Michaux
Enfant, je n’étais pas très « douée » pour ce qu’on appelait la gym au sol : roues, équilibres sur les mains, trépieds, sauts de main et autres acrobaties ne me réussissaient pas (ou plutôt je ne les réussissais pas). Je restais donc, avec quelques autres camarades, sur la touche, me contentant de regarder évoluer celles pour qui cette modification du rapport de son corps à l’espace ne posait aucun problème. N’étant nullement encouragées à progresser, nous attendions. Il y avait les « douées » et les autres, c’était ainsi.
Mais après les premiers moments d’échauffement, les choses se compliquaient dans les figures à accomplir et c’est alors que je pouvais intervenir : c’était la parade.
La parade auprès des autres. Il s’agissait alors de parer à toute éventualité de chute, de mauvais mouvement, voire de blessure, protéger, prévenir, anticiper pour aider à la réalisation de la posture ou du saut en toute sécurité. Notre rôle était essentiel.
Accompagner sans faire à la place de l’autre, sans même à peine toucher ni intervenir physiquement, mais mettre en confiance, faire reprendre courage, pousser à recommencer pour toujours progresser.
Cette responsabilité fut tellement importante et gratifiante que c’est elle qui me revient en mémoire lorsque j’évoque l’image de la « parade » ; elle est le symbole même de ma vision de l’éducation, celle que j’ai tenté de mener dans mon travail auprès des enfants dont j’ai eu la charge tout au long de ma carrière d’enseignante.
L’école se doit d’être ce lieu où la parade existe. La parade en termes d’accompagnement et de mise en confiance, dans la sécurité. C’est donc ce sens que je retiendrai (car en regardant les synonymes existant pour ce mot, ils ne sont guère positifs pour la plupart : affectation, cabotinage, ostentation, chiqué, bluff, fanfaronnade, échappatoire, étalage…), celui de la mise en place de dispositions nécessaires pour pouvoir faire face à, préparer pour, être prêt à…
Alors à quoi l’école peut-elle parer et préparer ? Comment poursuivre cette parade qui met en confiance et permet de réaliser sans crainte ni honte ? Comment trouver une parade au stress, à la pression familiale, environnementale, sociétale, à la compétition, à la crainte de ne pas savoir, de se tromper, de ne pas réussir, de ne pas oser se lancer, du regard des autres et de leur jugement qui provoque la honte et empêche de progresser ? Comment parer à la violence physique et verbale, la moquerie, la difficulté des relations entre enfants, garçons et filles, petits et grands, à l’individualisation, à l’isolement, à la responsabilité unique ?
Comment parer et transformer l’idée que le travail est ennui, une obligation vide de sens, parer à la négation de soi, à l’acceptation de ses difficultés comme une fatalité (je suis trop petit, trop nul, pas capable), parer à la frustration de ne pas pouvoir décider ou au moins proposer par soi-même, de ne pas être entendu, parer à une vision d’un monde sur lequel on ne peut agir.
L’école est un bien commun
Prenons le problème du stress, de la peur de la moquerie, de la « boule au ventre » que l’enfant peut ressentir lorsqu’il est interrogé, seul, à sa place ou au tableau face aux autres, si la situation vécue alors ne l’est pas dans la confiance. Un climat de confiance des enfants entre eux, de l’adulte envers l’enfant et des enfants vis-à-vis de l’adulte est indispensable. Ce climat de confiance est essentiel dès l’entrée de l’enfant dans son école.
Cette confiance passe par le sentiment très fort de l’appartenance à ce groupe hétérogène que représente une école : un lieu commun que chacun s’approprie non pas comme une juxtaposition de classes, mais comme un lieu de construction d’échanges, de mutualisation dans lequel les apprentissages vont se dérouler de manière globale à travers un projet de production par les enfants (spectacle, exposition, restaurant…), projet social dans lequel prennent sens les apprentissages. Un enfant doit pouvoir aborder l’école dans sa totalité (le rapport de 1 à 250 est possible en école élémentaire) : chacun peut connaître l’autre par son prénom et peut agir sur lui et avec lui quel que soit son âge. L’école est alors un bien commun à préserver, porter, transformer et ouvrir à l’extérieur pour l’enrichir et s’enrichir.
La coopération comme parade à la compétition
Revenons donc à cet enfant solitaire, réfugié dans son angoisse face à ses pairs qui ne seraient que des individus rassurés pour un temps de ne pas être à sa place, se désintéressant de ses difficultés à répondre, voire s’en moquant.
Si tous les enfants de ce groupe considèrent alors que l’apprentissage de chacun les concerne tous, si chacun essaye d’avancer et de réfléchir avec l’autre, de comprendre pourquoi lui ne comprend pas, d’avancer des hypothèses, de comprendre que le « tu » est en fait un pluriel, alors le groupe avance en même temps que l’enfant interrogé, soulagé et progressant.
« Aujourd’hui, dans notre groupe de CE2/CM1, Nora, enfant de CM2, vient avec une lettre d’invitation qu’elle nous lit : « tu es invité à notre représentation de music-hall jeudi après-midi à 15h place des fêtes »…
Je (instit) réponds donc illico « merci Nora de m’avoir invitée, oui je viendrai, etc » Bien sûr, immédiatement la réaction des autres enfants se fait entendre « ben non, nous aussi on veut y aller, ce n’est pas juste, etc ». Or, derrière l’apparente provocation, ma remarque n’a pas pour but d’amuser la galerie, ni de provoquer une révolte. Mais parce que l’emploi du « tu » de la lettre cache sans doute une intention (en tous cas, c’est ainsi que je l’interprète et l’utilise volontairement), j’interroge donc les enfants sur ce « tu » : pourquoi, si les CM 2 invitent tout le monde, Nora emploie-t-elle le « tu » qui ne s’adresse normalement qu’à un individu ? A ce moment, après réflexion, l’un des enfants s’exclame « ah ! c’est comme quand tu dis « Eliot, tu vas au tableau », c’est en fait chacun qui va au tableau dans sa tête ! »
Et c’est bien de cela qu’il s’agit. Le « tu » doit interpeller et personnifier chacun ; le « tu » devient un « je », de même que tous et donc chacun doivent se sentir personnellement invité à la fête par Nora et les CM2, chacun doit comprendre, au quotidien, que dans le « Eliot, explique ce que tu n’as pas compris » chacun s’appelle Eliot parce que chacun est au travail personnellement ET AVEC lui. Chaque enfant est ainsi prêt à intervenir si besoin, observe ce qu’il fait, explique et moi j’apprends avec lui.
Apprendre ensemble est donc bien autre chose que le « vivre ensemble » si souvent décrété actuellement. Apprendre ensemble, c’est faire ensemble, fabriquer du commun par la confrontation, l’argumentation et la découverte de différents cheminements de la pensée des autres.
De la plainte au projet, ou comment trouver une parade à la moquerie
Pour permettre à l’enfant de progresser, la moquerie doit être prise en considération et traitée comme il se doit : un facteur de honte et d’humiliation pour celui qui la subit et un frein puissant à sa capacité de confiance en lui.
La possibilité d’un système de régulation des conflits (nommé dans notre école « plaintes ») a été inventé et mis en place comme objet d’apprentissage. Mener un débat sur les conflits, c’est faire acte d’instruction (ne dit-on pas instruire une affaire ?)
Instruire c’est donc construire une démarche, et non pas énoncer des règles morales, ou « règles de vie », car dans la vie les choses ne sont jamais « réglées » du moins pas définitivement. On apprend donc que les relations entre humains sont observables, descriptibles et qu’on peut y apporter des solutions expérimentales ou provisoires.
Extrait du bilan écrit par un élève de l’école :
« Quand B. a porté plainte contre moi qui m’étais moqué d’elle à cause de ses chaussures de sport parce qu’elles n’étaient pas de « marque », les enfants ont réfléchi ensemble sur comment faire pour que je change de comportement par rapport à ces histoires de mode, de marque et arrête mes moqueries envers B.
Le groupe a décidé que je devrais faire avec B. des recherches pour faire un exposé sur les conditions de travail des enfants dans le monde qui fabriquent ces vêtements de marque. J’ai appris que ces enfants étaient exploités, presque pas payés et vivaient dans de mauvaises conditions. On a fait cet exposé devant tous les enfants et on a beaucoup discuté des habits, de l’image, de l’apparence qu’on veut avoir, de la honte d’être différent parfois… On a lu une histoire « les habits neufs de l’empereur » d’Andersen qui montre bien la bêtise d’un roi qui, « pour ne pas avoir l’air de… , pour ne pas paraître idiot ou différent », va se ridiculiser. Je suis allé aussi lire cette histoire aux plus jeunes de CP parce qu’on a dit que ce problème concernait tout le monde. J’ai appris aussi à mieux connaître B. avec qui on a bien travaillé et donc j’ai pu changer d’idée sur elle. On a pensé que si on travaillait ensemble, on apprendrait à se connaître et à mieux se comprendre, donc à moins se moquer. Parce que souvent on se moque par ignorance.
Ensuite avec tout mon groupe « classe » on a monté un spectacle autour de cette histoire. On a réécrit le texte, fait un décor en ombres chinoises, on s’est renseigné sur les techniques de fabrication des tissus, en classe verte on a tondu les moutons, appris à filer la laine, à utiliser et fabriquer un métier à tisser, appris à tricoter et organisé un atelier pour apprendre à tricoter aux autres, invité une couturière à nous expliquer son métier. On a présenté ce spectacle à toute l’école, aux parents, aux amis et en classe verte au village de Montsalvy dans le Cantal. Et incroyable, à la fin, dans le bilan, le groupe m’ a dit merci ! Parce qu’à cause (ou grâce à ) de cette histoire de plainte, tout le monde avait pu apprendre plein de choses ! »
Se mettre au travail, acte volontaire, parade à l’ennui, à la passivité ou à la dépendance
Tout au long de ses apprentissages, l’enfant attend (souvent) de l’adulte une réponse immédiate à ses questions. C’est d’ailleurs cette compréhension de l’acte de se mettre au travail comme acte volontaire — sans attente de l’injonction de l’adulte — qui est longue à intégrer, dans un environnement surprotecteur de l’enfance, prenant en charge, installant des cadres, donnant des réponses immédiates aux « besoins » des enfants, voire anticipant même ses besoins. Le fait d’apprendre à progresser en étant assuré d’avoir compris ce qu’on a à faire demande donc un effort et un travail au long cours. Certes, tous ne progresseront pas au même rythme ni en comprenant les mêmes choses au même instant, mais existe-t-il par ailleurs des situations dans lesquelles un groupe d’individus apprenants apprendrait et progresserait de façon linéaire, une fois pour toutes et au même moment ? Le fait de prendre son temps n’est pas le perdre. Or, c’est dans l’obligation d’expliquer les questions qu’il se pose que l’enfant va apprendre. L’enseignant est donc à la parade, en position de guide qui va pousser l’enfant à comprendre lui-même (et avec ses pairs) ce qu’il a à chercher. Il va l’accompagner dans sa réflexion. L’enfant n’est plus considéré comme une machine exécutante qui se met en marche pour appliquer, parfois même sans comprendre pourquoi il le fait.
Lors de l’enseignement des mathématiques, ce n’est pas la recherche de techniques pour arriver à un résultat qui est prioritaire, c’est que l’enfant se demande réellement ce qu’il cherche, ce que signifie la représentation de ce qu’il voit, comment la mettre en mots. La technique viendra après la pensée, mais c’est bien la pensée qui prévaut. Alors (bien sûr) l’enseignant fournira aussi des outils variés, à expérimenter, à privilégier selon les besoins.
Parer à la fatalité et à l’irresponsabilité par la possibilité de pouvoir s’approprier le monde dans lequel on vit, ou l’apprentissage de la démocratie
Si l’école est bien considérée comme le lieu commun à tous, sa construction, son fonctionnement, son évolution et son ouverture sont donc aux mains de tous ceux qui y vivent et la font vivre, enfants comme adultes.
Ainsi la façon de s’y déplacer, son rangement, son nettoyage, son ambiance de travail, son animation, l’ensemble de tous les lieux qui la composent, les comportements de ses usagers, etc sont la responsabilité de tous, donc de chacun, mais nécessitent en amont une organisation en différents groupes « de responsabilités » : médiateurs, contrôleurs de vitesse, ludothécaires, coopérateurs, coordinateurs, régulateurs du flux de la cantine, accompagnateurs aux toilettes. Ces différents groupes ont été des réponses, des structures d’organisation, aux obstacles et problèmes inhérents à tout groupe humain vivant ensemble.
Mais l’existence de ces structures répond à un besoin particulier à un moment particulier. Elles sont
donc proposées, élaborées, mises en place par enfants et adultes et font l’objet régulièrement de bilans pour en vérifier le fonctionnement et l’amélioration qu’elles apportent. Elles peuvent alors être pérennisées, disparaître ou être modifiées. Ce qu’on met en place n’est pas un règlement affiché et figé. Non, l’apprentissage de ce qu’est la démocratie passe avant tout par cette pensée de décisions provisoires qui va obliger à la remise en cause, au contrôle, au débat permanent pour ne pas tomber dans l’illusion de l’acquis.
Et ce n’est pas facile car bon nombre d’enfants se contenterait de décisions définitives, plus confortables, quitte bien sûr à montrer leur désaccord en les transgressant plutôt que de les porter à la discussion (le désaccord des silencieux !). Le lieu de ces propositions et décisions est le Conseil d’école enfants » .
En conclusion,
cet écrit est le témoignage de ce que nous avons — avec tous les autres acteurs de l’école — tenté de mettre en place, d’expérimenter, pour aider les enfants à grandir en apprenant qu’ils n’étaient pas seuls, qu’ils étaient, certes, en développement mais pouvaient avoir prise sur leur apprentissage, qu’ils étaient capables de questionnements et d’être en quête de solutions, guidés par les adultes que nous sommes.
Ainsi mettre en place une parade aux obstacles nous oblige à l’intelligence collective pour inventer. Et cette intelligence, cette recherche permanente m’auront permis de considérer notre travail comme une « véritable valeur humaine » et auront donné sens à ma vie. Elles m’auront aussi donné l’optimisme indispensable à la création de « parades », même (ou surtout) dans une époque où la morosité, la défiance et le découragement sont majoritaires.
1.
Voici, pour illustrer cette idée du questionnement et de la réflexion, un type de travail de recherche mathématique proposé aux enfants de CM2 et soumis tel quel à leur recherche. On voit ici que l’enfant n’est pas confronté à un exercice « pour l’exercice » mais à des données correspondant à une situation réelle (soirée spectacle dont la recette alimentera la caisse de leur voyage à Venise dans quelques mois ). Il doit donc passer par un processus de questionnement divers pour établir son bilan.
« FARCES ET CHANSONS »
Première soirée spectacle dans la salle carrée pour financer le séjour à Venise
Prix des places | Public | Boissons |
5€ (soutien), 3€ (adulte), 2,50€ (enfant) | 162 personnes dont 90 enfants et 4 invités adultes. 24 adultes ont payé une place « soutien » | Les CM2 achètent 11 packs de coca, 7 packs de bière et 11 packs d’oasis. Les prix de ces packs sont à rechercher dans le cahier de projet (donnés après enquête en magasins du 13/10) |
Pizzas | Bancs et tables |
Les CM2 font 31 pizzas Chaque pizza est coupée en 6 parts | 1 banc pour 5 personnes 1 rangée de tables en fond de salle pour compléter les bancs (1 table pour 3 personnes) prévoir une allée centrale |
A LA FIN DE LA SOIREE :
1. Toutes les parts de pizzas sauf 6 ont été vendues « à votre bon cœur ! » (prix moyen de vente de la part 1,95€)
2. La moitié des adultes a bu une bière
3. L’ autre moitié des adultes a bu un coca
4. Le tiers des enfants a bu un coca.Tous les autres ont bu un oasis.
5. Un spectateur a glissé un billet de 20€ pour soutenir les classes vertes dans la boîte « à votre bon coeur »
TRAVAIL À FAIRE :
Dessiner le plan de salle pour le public (bancs et tables)
Faire le bilan financier de la soirée et l’inventaire des boissons restantes
2.
Le conseil d’école Vitruve est une réunion hebdomadaire d’enfants délégués en roulement par leur groupe pour les représenter. Chaque instit de l’école l’anime à tour de rôle. Le conseil permet l’information, prend les décisions, soumet des propositions, lance des missions d’observation, contrôle le suivi et la légitimité des décisions. Toute décision peut être changée sur proposition. Un compte-rendu en est rédigé et distribué dans chaque groupe pour information. Exemple :
Le 27/09 Suivi des décisions et propositions
A/ le foot dans la cour : tout le monde doit pouvoir jouer dans la cour. D’autres jeux que le foot sont possibles. Proposition d’un emploi du temps des jeux de ballon à étudier dans les groupes. Désigner un arbitre par groupe. Décision au prochain conseil d’école.
B/ les médiateurs : explication / rappel de ce qu’est un médiateur : il s’interpose dans un conflit, fait parler et écoute, essaie d’arranger les histoires. On doit écouter les médiateurs puisque la décision d’avoir des médiateurs a été prise par toute l’école. Le médiateur non respecté doit appeler à l’aide d’autres médiateurs ou/et appeler un adulte.
Quelques paroles d’anciens devenus adolescents ou jeunes adultes :
« j’aimais bien parce qu’on apprenait tout en ayant un but, un projet, on nous bourrait pas le crâne avec plein de choses qu’on allait oublier juste après. »
« il y avait aussi des enfants qui n’étaient pas d’accord avec le fonctionnement. Ils ne voulaient pas être « acteurs » ils préféraient être dans le confort d’obéir/désobéir… »
« on nous donnait des responsabilités, ça prouvait qu’on nous faisait confiance. »
« les relations étaient humaines. Avec ces relations simples, presque amicales, il est plus facile de travailler et d’avancer ensemble. »
« on n’était pas méprisés et on avait l’impression qu’ils nous trouvaient intelligents… » « je crois que si les adultes prenaient tout en charge, ce serait une école pour adultes ; les enfants ont besoin de se sentir utiles. »
Isabelle Tarjot