La perception de la musique, de l’art en général, est souvent un mystère. Pourquoi aime-t-on un livre, un film, un disque ? Pourquoi admire-t-on un artiste ? Comment décrire une émotion ou la source de cette émotion ? Est-ce utile d’ailleurs ? Mais faut il se poser toutes ces questions ? Encore une question.
La réflexion parfois nécessaire peut être aussi mauvaise conseillère, avec son lot de préjugés imposant une position, voire une posture dont il est parfois difficile de se séparer. Il est souvent plus simple d’appartenir à une chapelle pour ne pas ouvrir les yeux ou les oreilles vers différentes sensibilités. Mais la raison n’est pas tout. Il arrive qu’un OVNI, une comète passe et vous emporte à mille lieux, malgré vous, loin de toute base connue.
L’album The Köln Concert (1975) de Keith Jarrett est une comète. Fascinante, captivante, poussant l’analogie astronomique jusqu’au caractère cyclique de ces apparitions. Car on y revient régulièrement, comme un port d’attache, un havre de paix, toujours rassurant et apaisant.
Cet enregistrement live du concert du 24 janvier 1975 par le pianiste de jazz constitue encore aujourd’hui une pièce maîtresse dans une discographie foisonnante. Il ne s’agit pas de l’unique improvisation de l’artiste, mais le concert de Cologne révèle une réelle magie. On entre dans l’hypnose que semble vivre Keith Jarrett. Son corps, ses mains, ses doigts prennent le pouvoir. Les gémissements, les cris du pianiste en témoignent, ponctuant son jeu. Comme envoûté, le pianiste alterne hypnose et frénésie. On le sent possédé, emporté, perdant le contrôle tout en maîtrisant son art. Un oxymore artistique.
Pourtant les conditions de jeu furent difficiles. Keith Jarrett lui-même fut opposé au début à la publication de cet enregistrement, car rien ne lui convenait. A commencer par le piano fourni, qui n’était pas celui qu’il avait demandé (à cause d’une grève d’après le directeur d’ECM, la maison de disques). Irrité, fatigué, en manque de sommeil, le pianiste menace jusqu’à la dernière minute de ne pas jouer. Mais finit par prendre place au piano, et surprend son auditoire avec quatre notes désormais légendaires en ouverture, reprenant le thème musical de la sonnerie de rappel de la salle. Le public d’abord amusé est immédiatement conquis (des rires sont audibles sur l’enregistrement). Les quatre pièces constituant l’oeuvre épurent magnifiquement le background jazzy de Jarrett. Et c’est assurément l’épure qui fit de cette oeuvre une telle porte ouverte vers le jazz, genre marginal, élitiste, chapelle parmi les chapelles. Mais une porte par laquelle plus de quatre millions d’acheteurs sont passés, le disque étant toujours LA référence en matière de vente pour ce genre musical.
Le principal lien avec le jazz est évidemment l’improvisation. En marge de ses albums purement jazzy, Keith Jarrett aime laisser le pouvoir à ses mains. Même s’il existe une trame de départ, rapidement le pianiste semble céder le contrôle à ses mains.
Ses doigts. Bien que l’album soit chapitré en quatre parties distinctes, chacune d’entre elles propose des directions différentes. Les cassures de rythmes se succèdent, comme des pauses. Des doutes ? Le pianiste se retrouve-t-il sur une voie qu’il ne maîtrise pas ? Qu’il ne maîtrise plus.
A plusieurs reprises Jarrett gémit, crie, progressivement tout son corps s’exprime. Ses mains l’emmènent vers une jouissance programmée, sorte de long crescendo physique, frénétique, quasi diabolique pour le chapitre trois de l’album. La quatrième et dernière partie ramène le pianiste en territoire connu. La quatrième plage pourrait-on dire, tant l’on retrouve les ambiances jazz habituelles du pianiste, avec une dernière accalmie pour conclure une écoute alternant tumulte et plénitude, fureur et sérénité. Il conclut sur quelques notes paisibles, avant de laisser place au fracas… du public.
En 1959 Bill Evans enregistrait l’album Peace Piece dont Keith Jarrett se serait inspiré pour la trame du concert de Cologne. On peut y trouver des similitudes, mais la patte moderne qu’amène Jarrett fait du Köln Concert une oeuvre singulière.
La pérennité de la maison de disques fût assurée par les seules ventes du disque dès sa sortie. Il fallut pourtant plusieurs jours au producteur Manfred Eicher et à l’ingénieur du son Martin Wieland pour améliorer la qualité des bandes, et en faire la pépite qu’il est devenu. Jarrett avait visiblement raison en critiquant l’instrument qui lui était proposé.
Grâce à cet album, nombreux furent ceux qui purent ouvrir une nouvelle porte découvrant un nouvel univers musical. A commencer par le modeste auteur de ces lignes.
Patrick Nauche