L’autre jour, que j’étais en mon lit posé dans ma position favorite, sur le dos, les bras autour de la tête, à la recherche d’images, de transcendance, ma pensée m’apparut. Elle se mit à me parler, distincte et pour la première fois comme étrangère à moi, telle une entité extérieure à mon être.
— Jacob, j’ai à te parler.
Drôle de sensation que cette voix du dehors qui me parle du dedans. Je me laissais aller à mon songe.
— J’ai peur, Jacob. J’ai peur pour toi, pour moi, pour nous.
— Mais qui es-tu, exactement ?
— Je suis toi, car je suis ta pensée.
— Ma pensée, rien que ça ?
Sur mon visage, un sourire.
— Exact, me répond-elle, pressée. Ne fais pas le malin, mon gars, et concentre-toi. Ce que je vais dire, tu le sais déjà, puisque je suis toi — mais le péril est bien trop grand, cette fois. Il m’angoisse trop, je dois t’en parler : j’ai peur de disparaître, Jacob, que tu me survives, ailleurs, par d’autres moyens non-humains, pour que j’en termine par mourir. Délaissée, dénigrée, jusqu’à la sépulture…
— Et quel théâtre ce serait ! Te vois-tu, là ?… Bon. Que voudrais-tu que je sois sans toi, puisque nous ne sommes qu’un.
— Nous ne sommes qu’un, certes, mais je découle de toi, moi, tant tu me donnes mes forces, mes modes d’expression. Un langage, des outils aussi, sur lesquels je m’appuie pour me forger une identité, une réflexion, un corps. Me suis-tu, toujours ?
— Développe. Et s’il te plaît, ma pensée, sois claire. Il t’arrive de l’être.
— Je disais : la traduction de ta pensée, ce que je suis, ne peut se modeler qu’en fonction des outils que tu m’accordes. La ou les langues, premièrement. Tu parles français car on te l’a appris ; c’est en cette langue, selon ses particularités, son imperfection, que je m’exprime en toi. Tu me comprends désormais, je le sais. Donne-moi de la lecture, et mon vocabulaire s’enrichira, n’est-ce pas ? Il en est ainsi pour tout, dirons-nous.
— Très bien. Je te suis.
Et malgré mon air impavide, le plus serein que je puisse feindre, le malaise en moi prenait racine. Ma pensée, composante de moi, le ressentait, c’est forcé. Elle reprenait, incisive.
— Et bien vois-tu, homme moderne, tu me snobes. Par ton manque d’intérêt, ton manque de nutriments à mes besoins non comblés, tu me réduis. Durant des millénaires et des millénaires, tu fis appel, à raison, au meilleur des outils par la nature façonné, tes mains. Elles furent le prolongement logique de notre existence, tant elles sont serviables, fortes, intelligentes et habiles, entre autres. Tu réfléchis par elles, selon ton bon sens tout humain, et notre marche en avant fut somptueuse, grandiose de par son réalisme. Avec tes mains, nous avons chassé, munis d’armes pensées selon leur usage, nous avons semé puis cueilli, nous avons bâti, nous offrant un confort, une qualité de réflexion nous permettant de nous extraire de la nature impitoyable, avant que l’on s’attaque à la détruire pas à pas, saccageurs… Mais ça, c’est une autre histoire.
— En effet. Continue, va. Ne t’arrête pas.
La soif du savoir, amie fidèle, avait toute possession de moi. — Dis, dis, balance la suite. Vas-y.
— La suite ? L’apprentissage, la mise au point de techniques selon les différentes écoles, l’acquisition d’un savoir-faire empirique, éprouvé par l’expérience ; l’héritage et la transmission de ce savoir de main en main, de génération en génération. Ou comment l’empirisme, par l’usage combiné de l’intelligence et des mains, notamment, a forgé le monde et nos modes de subsistance, puis de vie. M’as-tu saisi ?
— Tout à fait. Viens en donc au fait, maintenant.
— Le fait ? Ma peau. Car désormais, mon Jacob, c’est par tes doigts, avant tout, que tu réfléchis, que tu agis. Or, ton doigt ne peut être qu’une fin, et non un moyen. Il n’a ni la force, ni la dextérité, ni l’intelligence intrinsèques nécessaires à produire de l’original à grande mesure. Certes, tu fis à l’aide de tes doigts de bien belles choses, la musique par exemple. Il servit déjà de base à ta réflexion, mais jamais à ce point, encore moins à cette échelle ! Et jamais il ne fut tant soumis à un tiers matériel, pour l’action.
— Qu’entends-tu par là ?
— Le technologique. Je défends l’idée, qui est la tienne, au fond, que le technologique tue l’empirique, qu’il aura ma peau — définitivement. En déléguant tes capacités d’actions, de réflexions à une machine, bien que tu la programmas et la construisis en ce sens en amont, tu n’agis guère ; tu m’appauvris, moi ta pensée, tu nous jettes au fond du gouffre… Excuse mon catastrophisme, Jacob, mais j’ai peur.
— Ça, je l’ai compris. Le reste, pas sûr…
— Mais tu n’as plus possession de toi ! De ton humanité. Elle mutera, elle avec tes modes de vie, mais imagines-tu la révolution ? Et ses dangers ? Au nom de ton confort, de ta fainéantise, de ton avidité de vivre à l’infini, tu vas faire subir à ton corps, à ton esprit, à ta biologie, des cataclysmes qui leur seront imposés. Tu changeras à mesure que le progrès suivra son cours, mais quid de l’empirique, de ta volonté d’apprendre, d’user de tes possibles ? Puisque tu ne produis plus rien, puisqu’appuyer d’un seul doigt sur un bouton te permet aujourd’hui de faire accomplir par un autre tant de prodiges, depuis l’extérieur de toi, sauras-tu te développer encore ? Ou bien perdras-tu ces compétences ancrées en ta nature, car oubliées, inusitées, poussières au fond du grenier de ton inconscient ? Seras-tu toujours capable de tenir un pinceau, un stylo, une lyre ? Et moi de t’inspirer suffisamment pour peindre, écrire, composer ?… Ma question est légitime, Jacob, car d’actualité. Les imprimantes 3D élaborent et construisent des réalisations en dur, des logiciels de saisie écrivent à ta place tes maigres lettres et correspondances, l’ordinateur peint et compose à sa guise tableaux et mélodies, il te guide sans retour sur la route, dans les forêts, et tue cibles et civils à la pelle depuis la France pour le Mali, de Russie en Syrie. Et tout cela par un seul clic de tes doigts, l’index en préféré, ton intelligence, ta clairvoyance en sommeil prolongé, clinique ? J’ai peur, Jacob…
— Je vois. Je te comprends…
Je restais coi, immobile.
— Une image, pour terminer et illustrer ma pensée, qui concerne chaque jour de ta vie. Imaginons un enfant, dans sa formation. Devant lui, une malle et des mots, des jouets de toutes les formes à l’intérieur, qui s’imbriquent et s’assemblent. Chaque fois qu’il le souhaite, au plaisir ou au besoin, le gamin ouvre cette malle, et de lui-même, il parle, il joue, il comprend et progresse, pas à pas ou de façon fulgurante, par l’expérience, les réussites et les échecs. Bientôt, les mots seront innombrables, les jouets sophistiqués et l’enfant grandira. Pour lui, pour moi. Pour nous.
— Arrête un peu…
— Cet enfant, c’est toi, ton grand-père, les grands Anciens. Bien. Voyons maintenant ton fils, ta descendance lointaine. Devant cet enfant, plus une malle remplie, chapeautée d’un couvercle à ouvrir pour en libérer les mots, les jouets, pour les utiliser. Mais un écran, des touches tactiles sur lesquelles appuyer pour s’exprimer, jouer de la musique, construire une cabane où s’amuser. Alors oui, la malle sait tout. Mais ton fils ? Ton fils, qui se servira instinctivement de ses doigts pour appuyer et commander une action effectuée par un autre que lui, et non de ses outils,de ses mains pour assembler, saura-t-il dire, devant une scène comique « Je trouve ça drôle car… », ou se trouvera-t-il coincé par l’impasse de son bouton imposé, l’émoticône d’un petit visage jaune et rond qui sourit, les larmes de rire aux yeux. « Haha » comme seule traduction de son ressenti, humanité appauvrie. La vie ne sera-t-elle devenue qu’un questionnaire à choix multiple ?
— Catastrophe, effroi, désespoir à cette vue…
— Et moi, alors ! Car moi avant, sans nutriments ni élan ! « Haha » comme unique, inique !, possibilité de témoignage de ma couillonnade, de ma ruse, de ma soif de vie. Je ne l’accepterai jamais. Et j’ai besoin de toi, pour ça, c’est pourquoi tu refuseras le désespoir, et choisiras le combat.
— Hé, oh ! Ça va un peu, la grandiloquente. Tu choisiras la lutte, le refus, et ce sera mon fait. Tu y forgeras ta réflexion, y trouveras tes moyens d’actions : car je te le dicterai. Mon tempérament, mon caractère et mon coeur t’y mèneront. Et tu suivras, conciliante.
— Si tu le dis… Merci de ton attention, mon gars. T’es un bon… Je te laisse reprendre la première voix.
Un grand soleil en moi, le repos.
— Merci à toi, ma caille. Reviens quand tu veux.
Et je sombrais dans le coma, trois heures d’une sieste immense.
Que fis-je au réveil ? J’appelais mes potes, et montais sur mon vélo. Moi, mes mains au volant et nos retrouvailles en lisière de la forêt. C’est là que l’on se retrouvait, les mecs et moi, ballon sous le bras. Quatre souches d’arbres morts pour poteaux, deux branches fines de nos bras sciées en barres transversales, et nos pieds, qui courent et tapent dans la balle, pour une partie de football sans équipes ni règles établies, madeleine éternelle de nos enfances sacrées. Au grand air, libres et étourdis des possibilités du monde, de la vie.
Bercail