Exorciser le temps

Comme vous, je ne peux plus sortir de chez moi. Ce n’est pas tout à fait exact. Je suis autorisé à sortir de chez moi pour sortir mon petit chien Fédor, tous les soirs, vers minuit. Une petite balade de dix minutes, le temps d’une chanson et d’une cigarette. Agréable. C’est d’ailleurs pendant cette petite balade que j’ai structuré ce texte. Je suis également autorisé à sortir de chez moi pour aller travailler et pour rentrer du travail. Comme vous (je vous vois tous les matins), je prends le métro, je travaille (plus ou moins bien) et puis je rentre. Vous vous rendez compte ? Nous devons être autorisés à sortir de chez nous. Nous devons faire des attestations, trouver des subterfuges, des parades. Nous devons guetter la police quand nous nous déplaçons après 18 heures. Vous vous rendez compte ? Nous ne pouvons plus sortir de chez nous. Alors il faut vivre avec. Il faut la trouver cette parade. 

Je ne peux plus sortir de chez moi, boire un café, boire un verre, voir des amis, des inconnus. Parler. Je ne peux plus rien faire d’autre que rester chez moi. Alors, évidemment, cette parade, elle est chez moi. 

Je peux sortir de chez moi. Il y a encore le cinéma pour sortir de chez moi. Trouvée, la parade. Voir des amis, des inconnus, boire un café, parler. Je me balade à Paris, je me balade en France, en province. Je sors même en boîte de nuit, non masqué. Je danse près de vous. 

Mais partout, il y a la mort. C’était l’autre soir. Un acteur est mort. Je ne le connaissais pas personnellement mais j’avais l’impression que si. Je l’ai toujours aimé ce type. Parfois même je m’identifiais à lui, comme on dit. Alors ça m’a rendu extrêmement triste. Il était là, il existait. Il a fait beaucoup. Il a écrit, il a joué, il a eu des succès, il a connu l’Amour. Il existait. Et d’un coup, il n’existait plus. Tout ça pour ça ? Oui, je m’identifie. J’essaye des choses. Tout ça pour ça ? J’étais donc triste. J’ai pensé à une phrase que j’ai lue dans un livre sur le cinéma. J’ai cherché cette phrase. Elle parlait d’exorciser la mort, ou d’exorciser le temps, je ne sais plus, par le cinéma. J’aimais beaucoup cette phrase. Elle conférait au cinéma une puissance infinie. Exorciser la mort. Exorciser le temps. Qu’est-ce qui serait plus puissant ? J’ai cherché cette phrase, je l’ai trouvée, la voici. Oui, c’était bien le temps.

LE « BESOIN INCOERCIBLE D’EXORCISER LE TEMPS »

Le film ne se contente plus de nous conserver l’objet enrobé dans son instant comme, dans l’ambre, le corps intact des insectes d’une ère révolue, il délivre l’art baroque de sa catalepsie convulsive. Pour la première fois, l’image des choses est aussi celle de leur durée et comme la momie du changement.

Elle me paraissait plus claire dans mon souvenir. Elle est floue mais elle est belle. J’ai voulu mettre en pratique ma pensée théorique. J’ai regardé un film avec le défunt acteur. C’était tellement fort. Il est là. Il parle. Il grogne. Il boit. Il aime. Il sort. Le film fait vivre infiniment son personnage — et par là même un peu celui qui l’habite. L’image est la momie du changement. Je suis avec lui. Il sera toujours là quand je lancerai le film. Il sera toujours là quand quiconque lancera le film. Il faut lancer les films, il faut les faire vivre, ces personnages, ces morts, ces vivants. Il faut que eux, au moins, ils puissent sortir.

Paul Rigoux