Terrain d’écoute

Depuis l’avènement du GPS, la notion d’adresse semble parfois disparaître. On se laisse guider « les yeux fermés », sans se soucier de savoir dans quelle rue, avenue ou boulevard nous mènent nos pas. Nos yeux ne se lèvent que rarement maintenant vers ces petites plaques bleues et son lettrage blanc. Plaque reconnaissable immédiatement, le modèle fut imposé par Rambuteau en 1847 et est resté inchangé depuis. Claude-Philibert Barthelot de Rambuteau, ancien préfet de la Seine sous Louis-Philippe, œuvra dans la capitale en modernisant les égouts et en installant les vespasiennes dans les rues ; ces dernières portèrent d’ailleurs son nom au début, par antonomase. CPBdR (pour les intimes) a d’ailleurs une rue à son nom dans le centre de Paris.

Souvent, les rues, boulevards, avenues ou autres places portent un nom commun. Il est considéré comme logique qu’une gare soit « rue de la gare », ou qu’une mairie trouve son adresse « place de la mairie ». Mais les noms propres sont majoritairement utilisés pour nommer nos nombreuses voies urbaines. En France le tiercé de tête constitue à lui seul un cours d’histoire : Charles de Gaulle, Louis Pasteur, Jean Moulin. Il n’est pas question ici de remettre en doute ce que l’on doit à nos illustres aînés, mais quelques inventions mériteraient bien de voir leurs inventeurs affublés d’un nom de rue. Ou au moins une ruelle (c’est une petite rue). Ces inventions qui facilitent la vie quotidienne. Ces choses que l’on ne voit plus tant elles sont usuelles. Parfois même disparaissent-elles, emportées par l’évolution technique, sans même que ne soit remercié le bienfaiteur qui en eut l’idée.

Lou Ottens est de ceux-ci. Mais qui connait monsieur Ottens ?

Wikipédia vous dirait : « Lou Ottens, né Lodewijk Frederik Ottens le 21 juin 1926 à Bellingwolde et mort le 6 mars 2021 à Duizel aux Pays-Bas, est un ingénieur néerlandais qui a passé sa vie professionnelle chez Philips. Il est notamment connu pour l’invention de la cassette audio ».

Adolescent pendant la seconde guerre mondiale, il se bricole un récepteur radio pour capter « radio Oranje », medium de la résistance néerlandaise qui émettait depuis Londres. Puis, diplôme d’ingénieur en poche, il entre en 1952 chez Philips à Eindhoven. La société fabrique déjà des lecteur-enregistreurs de bande magnétique, mais le format n’en fait qu’un outil professionnel ou élitiste. L’idée de Lou Ottens est de le miniaturiser pour en faire un objet portable. C’est chose faite neuf ans plus tard. Créé en 1963, la minicassette, ou musicassette, ou encore K7 développa une forme de gratuité. Car le réel génie fut de développer une version vierge de l’outil sur lequel chacun peut enregistrer à domicile. Mais surtout de réenregistrer. Dorénavant, on enregistre, on écoute, on efface et on réenregistre… à l’infini. C’est magique, chacun peut créer son programme. Sa playlist, sa compilation, son best-of. La cassette devient une compagne indispensable. PARTOUT ! On écoute SA musique. Jusque sur le siège arrière de la R16 sur la route des vacances ; fini la variété française de papa et maman à la radio.

La vague punk anglaise part avec moi chez mémé Juliette. Clash et les Pistols dans les Deux-Sèvres.

Ce petit bout de plastique devient un trait d’union. Les cassettes passent de main en main ; l’échange, le partage, la découverte.

Ce bout de plastique de 30 grammes est le meilleur des « cas contact ». Les bandes magnétiques engendrent des bandes de potes. L’écoute engendre l’entente, et la cassette en est le vecteur idéal. Petit, léger et peu onéreux, une réelle arme de propagation massive. Lien social bien avant les réseaux, quoi de plus fédérateur que la musique ? 

Les courants indépendants ou alternatifs n’accédant pas aux diffusions radio ou télé doivent beaucoup à Lou Ottens. La culture musicale des adolescents des années 70 s’est bâtie via cette transmission magnétique. Un disque acheté pouvait engendrer une, deux ou dix cassettes. Ce n’était pas du vol, mais du don. Il est d’ailleurs intéressant de constater que les maisons de disques n’ont jamais été aussi riches que dans les années 70. Plus encore dans les années 80, en partie grâce à Sony qui en 1979 inventa le Walkman (le baladeur, si vous êtes académicien), précurseur de la miniaturisation et de l’itinérance, avant l’ipod.

Techniquement, c’est tout simple. « Béta » dirais-je. Une bande de 4 mm de large. Deux pistes se lisent dans un sens, deux dans l’autre. L’aller et le retour. Un mec malin a eu l’idée de faire le lecteur auto-reverse. Plus besoin d’ouvrir, sortir, retourner et enclencher la lecture ou l’enregistrement. Sans doute un auditeur de Bernard Lenoir sur France Inter dont l’émission durait 90 minutes, qui diffusait toutes les nouveautés anglaises des années 80 et surtout des concerts, des sessions sur le modèle de John Peel, son maître anglais de la BBC. Age d’or des cassettes Sony CHF90 (les rouges, les moins chères, c’est un budget quand même), et des BASF Chrome 90 (pour les artistes exceptionnels). Parfois trahi par la technique, la bande se déroule hors de son habitacle en plastique, et là c’est la cata. Heureusement le génie humain, décidément sans limite, fît que l’Homme trouva le crayon en bois pour rembobiner gentiment (il ne faut pas plier la bande), et reprendre son écoute.

C’est fini tout ça. Tout est dématérialisé. On enregistre plus, on stocke dans des « data centers » qui prennent feu. On « streame ». On « podcaste ». On utilise des mots que les correcteurs d’erreur ne connaissent pas. La culture n’est plus palpable.

  • OK boomer ! tu vires vieux con !!
  • Ben oui. Que veux-tu ?

Le 6 mars 2021, Lou Ottens qui inventa la cassette musicale devient l’inventeur de la plus petite machine à remonter le temps. Les 6 mars sont importants. Ma maman qui me demandait régulièrement de baisser la musique dans ma chambre, était née un 6 mars.

Patrick Nauche

Libre à Tous de se Réfugier

Marion Krahenbuhl

Perchée dans la montagne à l’altitude des alpages, la cabane non gardée se présente la plupart du temps comme un abri des plus sommaires. Composée de quatre murs pouvant être en pierre, en bois ou en ciment et d’un toit généralement en tôle, son agencement est minimaliste. On y retrouve souvent, au rez-de-chaussée, un poêle, une table, des bancs et à l’étage un grand plancher servant de dortoir. Ce lieu singulier est éloigné des routes carrossables et donc reclus au milieu de la nature.

Ces cabanes libres se distinguent des refuges classiques de par leur gratuité bien qu’une participation libre puisse être proposée, le refuge reste accessible à tous sans condition. Pas de clé ou de cadenas dans ces lieux, la porte est toujours ouverte et le refuge est toujours prêt à accueillir une âme de passage.

Ce qui m’a marqué dès mes premiers séjours dans ces cabanes, c’est le sentiment de privilège qu’il y a à être là. Cette petite maisonnée au milieu des montagnes devient nôtre le temps d’une soirée. On s’approprie cet espace, on y vit pour une temporalité limitée. La nuit, on va pisser dehors à la lumière de la lune sous le spectacle des étoiles et le matin on se réveille avec une vue incroyable sur les montagnes environnantes, quel luxe ! Mais il est paradoxal d’avoir ce sentiment de « privilège » et « d’appropriation de l’espace », car ce lieu est par essence ouvert à tous, sans distinction, ni contrôle à l’entrée.

Et le constat est qu’on y trouve une diversité de personnes impressionnante: des alpinistes venus faire un sommet et se levant à trois heures du matin, une bande de potes venus fêter un anniversaire ou encore une famille venue faire découvrir les plaisirs de l’itinérance à leurs enfants. Tout ce petit monde, qui ne se serait probablement jamais rencontré, cohabite ensemble le temps d’une soirée, échange des anecdotes ou une lampée de génépi.

Ces endroits sont des biens communs. On y retrouve un fonctionnement collaboratif et bienveillant. L’approvisionnement en bois par exemple, est refait par chaque occupant, le ménage est fait en partant, et on y laisse si possible quelques bougies ou des victuailles pour les prochains habitants. Le respect de ces règles d’usage implicites est indispensable à la pérennité de ces lieux.

Ces refuges sont pour la plupart des anciennes cabanes de bergers construites il y a plus d’une centaine d’années. Les matériaux servant à leur construction ont été acheminés depuis la vallée à dos d’homme ou de mulet, ou glanés sur place. Un travail d’envergure qui depuis les années soixante a été remplacé par l’hélitreuillage lorsque les moyens financiers sont suffisants. Aujourd’hui, le nombre de bergers ayant diminué dans les montagnes, ces cabanes ont trouvé un nouvel usage à travers la société de loisirs qui s’est développée, notamment en montagne.

Marion Krahenbuhl

Cependant, la gestion de ces espaces libres est très floue. Ces refuges ont des propriétaires divers, ONF (Office national des forêt), communes, propriétaires privés ou inconnus, et leur entretien est laissé à leur bon vouloir. Des associations prennent le relais pour permettre à ces lieux de continuer d’exister.

Parfois, ce sont des associations très locales qui se mobilisent afin de s’occuper d’un refuge en particulier. On peut citer l’exemple de la cabane de Rochassac [001], à l’extrémité nord du massif du Dévoluy à 1 690 m d’altitude. Cette cabane, datant d’environ un siècle, a échappé de peu à sa destruction en 2014. En piteux état, l’ONF voulait effectivement la détruire. Des admirateurs de ce lieu se sont mobilisés jusqu’à se retrouver à plus de deux cents. L’association Rochassac s’est ainsi créée, a levé des fonds,
et les membres se sont retroussés les manches afin de rénover l’édifice. Le chantier a permis de refaire la charpente, le plancher, l’isolation, de changer le poêle. Cette cabane, ouverte à tous, est toujours gérée par l’association qui est aux petits soins pour le site.

D’autres associations ne sont pas uniquement dédiées à seul un refuge. L’association Tous à Poêle2, par exemple, s’est donné pour but de bichonner les cabanes libres. Créée en 2015, l’association a déjà réalisé des chantiers dans pas moins de quinze cabanes.

Sans ces initiatives associatives,

la survie de ces enclaves libertaires serait très compromise. En effet, les propriétaires décident parfois de condamner certains refuges

trop dégradés, et les conflits d’usage sur ces lieux peuvent amener à en restreindre l’accès.

Marion Krahenbuhl

Ces espaces majoritairement autogérés
sont des îlots résistants à une logique dominante de privatisation et d’usage des biens à visée commerciale. Leur pérennité ne tient qu’à un fil et mérite d’être défendue.

Cyprien Donnet

Photos de Marion Krahenbuhl

La Grande Descente, Allégorie d’un Déchet Plastique

Dans l’univers des sports outdoor, être en totale harmonie avec la nature est essentiel. Il faut avoir une parfaite connaissance du milieu dans lequel on évolue, eau, terre et air.

C’est le cas de Yann Scussel, jeune suisse passionné par le monde sous-marin et les sports aquatiques. Ses terrains de prédilection sont les rivières, les océans et les lacs. Tout simplement être dans l’eau. Après avoir vécu de multiples expériences et battu plusieurs records, Yann veut rendre à la nature ce qu’elle lui a donné. De cette volonté est né le projet de la descente du Rhône en hydrospeed. Vingt-neuf heures non-stop, depuis sa source jusqu’au lac Léman, accompagné de Claude-Alain Gailland, pour sensibiliser et alerter sur la pollution des eaux en Suisse, en montrant le trajet que suivent

les déchets jetés à l’eau. Je l’ai suivi pendant ces vingt-neuf heures, témoin de sa passion, de son amour pour l’eau et la nature. Durant cette longue descente, Yann a pris la place des déchets, se laissant porter par les eaux, à travers rivières et torrents. Une telle pratique exige une entente parfaite avec le terrain, pour éviter tout écueil à l’issue potentiellement mortelle. Il lui fallait connaître chaque cascade, chaque rapide, chaque mouvement de l’eau, afin d’en sortir indemne. Yann s’est complètement adapté à son milieu, pour s’y fondre et faire corps avec lui. L’eau l’a porté jusqu’au bout de sa course et par là même jusqu’à son objectif final. Son projet a séduit plusieurs télévisions suisses qui ont diffusé son reportage, sensibilisant ainsi à la pollution des eaux dont nous pouvons tous être responsables.

Louis Nauche : Qu’est-ce qui t’a motivé à réaliser cet exploit ?

Yann Scussel : Dans tous les projets que j’ai réalisé jusqu’à maintenant, j’ai malheureusement toujours constaté la pollution plastique que ce soit sur la mer ou la terre. Mais l’élément déclencheur de ce projet a certainement été un article de journal que j’ai lu, qui disait que 14 000 tonnes de déchets plastiques finissent chaque année dans la nature en Suisse. Dès lors, j’ai pensé à un moyen de sensibiliser la population à la pollution plastique et c’est comme ça que m’est venue l’idée de réaliser la descente du Rhône en hydrospeed.

À quel point est-ce important de connaître le milieu dans lequel tu évolues ?

Ça permet d’éviter les accidents et de performer au plus haut niveau. La subtilité avec le milieu aquatique est qu’il n’est pas constant ; il y a
une très grande différence entre préparer une plongée engagée en mer
et réaliser une descente d’un cours d’eau en montagne. Il faut prendre en compte tous les paramètres du milieu et quand on n’est pas assez préparé, ça ne pardonne pas. Par exemple, lors de ma descente du Rhône en 2020, je ne connaissais pas assez bien le parcours du fleuve et je me suis blessé sérieusement à l’épaule droite à mi-chemin sur un rocher. J’ai réussi à finir ma descente malgré la douleur en vingt-neuf heures et j’ai eu le bras droit paralysé pendant un mois, suivi de longues séances de physiothérapie.

Quelle est ta relation avec l’eau ?

J’ai un rapport à l’eau très particulier. En fait, j’ai grandi dans l’eau. J’ai commencé bébé nageur puis j’ai fait de la natation en compétition et depuis je n’ai jamais cessé d’évoluer dans cet élément. Mon grand-père également est pêcheur au Portugal, ce qui m’a fait aimer l’océan et développer une certaine curiosité pour le monde marin.

Est-ce que tu as d’autres projets autour de l’écologie et de la protection de l’élément dans lequel tu évolues ?

Malheureusement, avec la crise sanitaire actuelle, je ne peux pas réaliser la majorité de mes projets car il est devenu trop compliqué de voyager. Cependant, je continue de me préparer tant bien que mal à de futurs projets autour de l’écologie. Il y a un mois, j’ai réalisé des plongées de préparation sous glace dans un lac de montagne, en Suisse. J’essaie également de m’ouvrir à d’autres horizons, je travaille en ce moment sur un projet de documentaire à propos de la montagne, en collaboration avec la RTS (Radio télévision suisse).

Vidéo de Marc Zumbach et Dom Daher, La grande descente, allégorie d’un déchet plastique, 2020, 8 min.

Toutes les photos sont de Louis Nauche

Les projets de la route Las Animas/Nuquí et du port en eau profonde du golf de Tribugá, Colombie.

Je suis allé dans le Chocó, Colombie, à l’automne 2019. Ce voyage dans cette région colombienne fut ma dernière expérience en tant que touriste occidental en pays étranger, dans une région marquée par tout ce qui pouvait attirer mon attention — notamment par son isolement et sa transition touristique.

Le Chocó est une région de la côte pacifique colombienne située entre la cordillère des Andes occidentale et l’océan. Depuis quelques années, la partie côtière de cette région est sujette au développement balnéaire, bien qu’aucune route terrestre ne la relie à Quibdó, sa capitale. On y accède par avion depuis Medellín, Bogotá, Quibdó ou par bateau depuis Buenaventura. D’autres bateaux font également la route depuis le Panamá bien que ces trajets ne soient pas sur les routes touristiques officielles. Par sa situation géographique coincée entre le Pacifique d’une part et une jungle quasi impénétrable de l’autre, la partie littorale du Chocó est une région difficile d’accès qui fait d’elle un îlot solitaire du territoire colombien. Le Chocó est composé d’une population à majorité afro-colombienne (descendante des esclaves venu·e·s d’Afrique) et de communautés indigenas.  Très peu de blanc·he·s sont venu·e·s s’y installer et le gouvernement n’y prête que peu d’attention. Pourtant, le Chocó est une région extrêmement riche de par sa biodiversité mais aussi de par l’histoire des cultures et des traditions qui se sont accumulées depuis plusieurs siècles suite à l’installation des ancien·ne·s esclaves sur le territoire.  

Je m’intéresserai ici à deux projets significatifs qui ne sont pas sans poser de problèmes écologiques et humains dans la région. Le premier est le projet de construction d’une route permettant de relier Quibdó à la côte. Le second est celui de la construction d’un port en eau profonde au bout de cette route permettant l’accueil des bateaux de croisière, ainsi que le développement d’un commerce international afin de désengorger le port de Buenaventura plus au sud. Mais les problèmes environnementaux et le délaissement du gouvernement dû à la situation géopolitique compliquée de la région1 ont stoppé net ces deux gros chantiers aujourd’hui en projet depuis presque cinquante ans. « No es un problemo de plata, eso es un problemo ambiental »2 évoquait Julio Ibargen Mosquera, ancien gouverneur du Chocó lors d’une conférence de presse sur le sujet. Sur le site internet du gouvernement on peut lire la définition du Plan Nacional de Desarrollo3 dont ces deux chantiers font partie : « Este PND busca alcanzar la inclusión social y productiva, a través del Emprendimiento y la Legalidad. Legalidad como semilla, el emprendimiento como tronco de crecimiento y la equidad como fruto, para construir el futuro de Colombia ».4 Ce projet de développement fait suite aux accords de paix historique signés entre le gouvernement et les FARC5 en septembre 2016. En souhaitant mettre un point final au conflit armé existant depuis plus de cinquante ans sur le territoire colombien, Juan Manuel Santos6 avait dans l’idée de faire croître le pays par son attrait touristique et son développement économique. Mais ce n’est pas lui qui aura les clefs du plan car son successeur Ivan Duque sera élu président juste avant la signature officielle du projet.  

Je me pencherai rapidement sur ces deux cas avant de proposer un entretien avec un habitant du Chocó, une manière de voir le projet par le biais de celles et ceux qui y sont directement confronté·e·s.

Les travaux de construction de la route Quibdó-Animas-Nuquí-Tribugá ont été initiés dès les années 1970. L’avancement fut fastidieux étant donné les conditions météorologiques de la région (le Chocó est une des régions les plus pluvieuses de la planète) et le désaccord de certaines communautés locales quant au projet. Le 4 août 1992, les populations demandèrent la suspension du chantier qui ne respectait pas les conditions environnementales et celui-ci s’arrêta. En 2000, le gouvernement remit le projet sur le tapis afin de continuer la route qui comptait déjà soixante-dix kilomètres. « Le gouvernement a tout intérêt à faire réaliser cette route », disait alors Andres Uriel Gallega7, alors ministre des transports. Mais une nouvelle fois, le projet reste en suspens suite au désaccord des chocoanais·e·s. Pour les peuples du Chocó, cette route est une illusion quant à l’intégration de la région au reste du pays.  

En ce qui concerne le projet du port de Tribugá, Andres Osorio, directeur du laboratoire océanographique de la faculté des mines de l’Université nationale de Colombie met en garde quant aux problèmes humains et écologiques d’un tel projet « aux impacts irréversibles ». « Nous ne pouvons pas mettre de côté le fait que des hommes et des femmes vivent dans cette région » évoquait-il dans une vidéo publiée sur le compte Facebook Manglar Por Tribugá.8 En effet, un tel projet aura des impacts et ceux-ci seront plus ou moins lourds en fonction de la taille des infrastructures.  

D’abord, un port en eau profonde serait profondément néfaste pour toute la faune présente dans la région et notamment pour les baleines qui, chaque année, viennent migrer dans les eaux chaudes du Chocó. Les baleines viennent dans ce golf car la nourriture y abonde grâce, entre autres, à la présence des mangroves. Les mangroves sont un garde-manger phénoménal pour les populations et permettent également le stockage du carbone de ces régions tropicales. Elles sont un stabilisateur efficace et une zone tampon entre l’océan et la jungle. Il est donc évident qu’un port en eau profonde altérerait considérablement le flux migratoire des baleines, mais également la vie de toutes les espèces vivant sur ces côtes et dans les mangroves, qu’elles soient marines ou terrestres. Les tortues qui, chaque année, viennent pondre sur les plages du Chocó sont également en danger, alors même qu’elles font face à une diminution de leur nombre depuis plusieurs années. Imposer un projet comme celui-ci, c’est détruire tout un écosystème en place qui permet pourtant un véritable échange entre les populations et leur environnement. Selon Andres Osorio, répéter ce qui a déjà été fait dans d’autres régions du monde et dont on a la preuve d’un dérèglement écologique au niveau humain et non humain est une absurdité. Il faut garder la mangrove, garder la forêt, et « travailler en infrastructure verte pour respecter l’environnement du port en réduisant les tailles des infrastructures mêmes ». La question serait de savoir comment fonctionne cet écosystème. Il faut s’adapter à lui, et non l’inverse.  

« Il n’y a aucun intérêt pour les locaux qui vivent principalement de la pêche, de l’agriculture et de l’éco-tourisme à voir s’élever un port en eau profonde qui ne ferait que détruire ce qu’ils ont mis des années à construire. »

Depuis le début du projet les populations chocoanaises mettent en garde. Daniela Durán, membre de la fondation MarViva9 demande la transparence des informations, afin que l’on puisse connaître les avis de la population de Nuqui, directement concernée. Il n’y a aucun intérêt pour les locaux qui vivent principalement de la pêche, de l’agriculture et de l’éco-tourisme à voir s’élever un port en eau profonde qui ne ferait que détruire ce qu’ils ont mis des années à construire. Aujourd’hui, 40 % de la population de la région vit en dessous du seuil de pauvreté et l’accès à l’eau potable est rare. Même à Buenaventura, pourtant bien loin de Nuqui, l’eau potable n’est disponible que 4 heures par jour.  

La priorité n’est pas de construire un port, mais des infrastructures pour les habitant·e·s. Des hôpitaux, des écoles, de permettre l’accès à l’eau potable et de désenclaver ces terres sans entraver les cultures et le rapport que la population entretient avec son environnement.  Daniela Durán alerte également sur la nécessité de la transparence quant à la « légalité » de ces affaires : d’où viennent les financements ?  Combien d’argent est en jeu ? À qui cela profitera-t-il ? Elle demande qu’on en appelle aux droits des populations sur place, que ces dernières puissent échanger et donner leur point de vue sur leur propre territoire vis-à-vis d’un projet qui changera définitivement leur mode de vie.

Dorian Vallet-Oheix


Entretien avec Klidier Josué Pacheco González

Au sujet du projet de Port en eau profonde dans le golf de Tribugá

Klidier Josué Pacheco González est diplômé de l’Université des Sciences Appliquées et Environnementales U.D.C.A de Colombie en 2019. Originaire du Chocó où il a grandi, il milite aujourd’hui pour la préservation de l’environnement et contre les projets d’infrastructures portuaires dans le golf de Tribugá, au nord de Nuquí. Il fait notamment partie du collectif Manglar por Tribugá.

Dorian Vallet-Oheix : Depuis combien de temps existent les projets de la route Las Animas-Nuquí Tribugá et du port en eau profonde de Tribugá ? 

Klidier Josué Pacheco González : Le projet de la route vers la mer existe depuis 1959. J’ai commencé à entendre parler de cette route en 2002 sous le gouvernement d’Álvaro Uribe qui était à l’époque président de la république. Le projet de port en eau profonde de Tribugá existe quant à lui depuis 1989. 

Que pense la population de Nuqui de ces deux projets ?  

Face à ces deux projets, la population de Nuquí ne dit pas grand-chose, notamment car elle n’est pas informée. Il n’y a pas de lien avec la communauté locale pour faire en sorte qu’elle participe aux projets et encore moins pour qu’elle exprime ce qu’elle en pense. Bien que certaines personnes s’y soient intéressées, il est encore très difficile d’obtenir de plus amples informations. Néanmoins, ces dernières années, des organisations écologistes sont venues à Nuquí afin de travailler avec la population et d’enclencher un dialogue sur le projet du port en eau profonde. Aujourd’hui, une partie de la communauté n’est pas d’accord avec sa construction, notamment en raison de son grand impact sur l’environnement et du manque de participation que les instances dédiées nous infligent, alors même que nous pourrions intervenir dans ces décisions qui nous concernent.  

En effet, celles-ci nuisent au modèle de développement durable que nous avons choisi à Nuquí pour fonder notre économie, essentiellement basée sur la pêche artisanale, le tourisme écologique et la reprise des activités agricoles. Mais il y a, à l’inverse, d’autres membres de la communauté qui voient dans le port une illusion de progrès, entre autres parce qu’on leur a dit que grâce au port, ils·elles vont avoir une meilleure qualité de vie et un accès aux services de première nécessité. Mais on ne leur a jamais dit que ces services de première nécessité comme la santé, l’éducation supérieure ou l’eau potable que nous n’avons pas dans le Chocó, et encore moins à Nuquí, ne sont pas de la responsabilité d’un port mais de l’État colombien lui-même. Cependant il est à noter qu’une majorité de la population de Nuquí, en tant que communauté afro et indigène, voit dans la construction d’un port en eau profonde un projet qui affecterait notre mode de vie, nos racines culturelles et sociales, et impliquerait la perte de ce territoire qui nous est cher.  Et face au projet de la route Las Animas-Nuquí, contrairement à la construction du port, c’est un projet qui n’a pas eu beaucoup d’impact et dont on ne parle presque pas.

Le port en eau profonde fait partie du Plan National de Développement colombien signé en 2018. Pourtant, j’ai l’impression que ce port ne va pas servir la population du Chocó, mais plutôt les intérêts économiques du gouvernement. Que pensent les personnages politiques du Chocó de ces deux projets ?  

En effet, c’est un projet qui fait partie du Plan de Développement National du pays. Il a pris un peu plus de force pendant le gouvernement Álavaro Uribe au début des années 2000 et s’accélère aujourd’hui, le gouvernement actuel étant le successeur de ce dernier. Mais ce qui est vraiment inquiétant, c’est que ce projet n’apporte pas de bénéfices au Chocó mais aux départements d’Antioquia et de la région du café (Caldas, Quindío et Arménie). En effet, ceux-ci sont les plus intéressés par ce méga-projet car il leur permettrait d’avoir une sortie directe vers l’Amérique centrale et d’éviter les coûts plus élevés causés par l’utilisation du port de Buenaventura. Il faut également préciser que ce sont des entreprises privées qui promeuvent ce projet dans ces départements qui, par l’intermédiaire de leurs alliés politiques et du gouvernement national, renforcent encore leur patrimoine. En échange de cette collaboration, les hommes politiques et le gouvernement reçoivent toujours une sorte d’avantage pour eux ou leurs familles. Je ne pense pas que cela aiderait l’État colombien et son économie (comme nous avons pu le constater au fil des années chaque fois que de nouveaux ports ont été construits), mais en tout cas la qualité de vie des Colombien·ne·s, elle, ne s’améliorera pas.  

Maintenant qu’en pensent les politiciens du Chocó ? La plupart d’entre eux ont exprimé leur intérêt pour la construction du port dans une illusion de progrès et de développement pour le département, mais la vérité est que même eux ne connaissent pas véritablement le projet ou alors n’ont pas participé à son élaboration. Le bureau du gouverneur du Chocó, l’Assemblée départementale (ou en tout cas la majorité de ses membres) et les représentants de la Chambre de commerce du Chocó ont tous exprimé leur soutien à un prétendu développement industriel en minimisant l’importance de la conservation et de la protection de l’environnement. Il y a quelques politiciens du Chocó, surtout les plus jeunes, qui sont préoccupés par l’impact environnemental que ce méga-projet aura. Ils cherchent à créer des espaces pour que la communauté participe et défende le territoire.  Mais en général on sent que chez les politiciens du Chocó il y a des intérêts personnels et individuels relatifs à la création du port de Tribugá et non des intérêts collectifs et communautaires, comme cela devrait être le cas en réalité.  

Aussi, tu m’as dit que tu avais manifesté contre la construction du port. Quelles sont les actions existantes pour contrer le projet ? Est-ce que la communauté ‘indígenas’ prend part à ces protestations ?  

Au début de la pandémie, nous avons formé le collectif Manglar por Tribugá, composé de sept jeunes du territoire — cinq de Nuquí et deux de Bahía Solano — comme voix alternative pour exprimer notre désaccord avec la construction du port, car nous savions que la communauté n’était pas très au courant du projet ou de sa création. Nous avons commencé à lire et à rassembler des informations, puis nous avons cherché des allié·e·s stratégiques qui nous permettraient de travailler ensemble et de rendre le problème plus visible. Il y avait déjà de nombreuses organisations environnementales et des collectifs d’artistes qui travaillaient contre la construction du port de Tribugá. Nous les avons rejoints pour accéder aux informations recueillies. Ensuite, pour se socialiser avec la communauté, nous avons commencé à faire des réunions sur Zoom et des discussions en direct sur Facebook avec la population locale pour parler des avantages et des inconvénients de la construction du port, ainsi que de certaines études techniques qui ont été faites et sur lesquelles nous pouvons nous appuyer pour montrer les impacts environnementaux. Nous avons formé la communauté à l’importance du territoire et aux droits des communautés noires et indigènes, et demandés au gouvernement national d’écouter la voix de la communauté dans l’élaboration et l’exécution de ce projet. Ce sont quelques-unes des actions que nous avons menées avec des centaines d’organisations et de collectifs qui se sont unis pour défendre le territoire.

Les communautés indigenas font également partie de ces manifestations mais n’ont pas eu suffisamment d’espace pour manifester. Il y a également un autre problème très important qui est que les communautés indigenas sont dans une situation beaucoup plus vulnérable que les communautés afros, ce qui affecte leur capacité à s’exprimer librement sans craindre d’être tuées. Leurs communautés sont les moins protégées et les moins incluses dans le territoire. Cette année10, quatre communautés indigènes du Chocó ont été déplacées de force et plusieurs de leurs dirigeants ont été assassinés. Ces déplacements pourraient être stratégiques en vue de la construction du port de Tribugá, mais ce n’est seulement qu’un soupçon que nous ne pouvons nous empêcher d’avoir.  

« Ce capitalisme sauvage qui est devenu le nouveau dieu de notre ère »

Le Parc National de Tribugá — dans lequel habitent de nombreuses espèces protégées, comme les tortues, les baleines et toute la faune et la flore des mangroves — est très proche du lieu où ils veulent construire le port. Que dit la communauté scientifique de l’impact que cela causerait sur l’environnement ? Comment est-il possible de construire un projet comme celui-ci, si proche d’une zone protégée ?  

La communauté scientifique nationale et internationale a déclaré à l’unanimité qu’elle se positionnait contre tout projet qui pourrait affecter un endroit aussi préservé que le golfe de Tribugá et surtout le Parc National Naturel d’Utría, précisément parce que c’est l’un des endroits les mieux préservés et les plus biodiversifiés que nous avons encore sur la planète. Par conséquent, tout scientifique devrait être contre un écocide imminent comme celui impliquant la construction d’un méga-port à Tribugá. Bien que le projet ne se situe pas dans les zones protégées, il se trouve dans leurs zones tampons.  

Et pour répondre à comment ils pourraient vouloir construire un méga-projet dans un sanctuaire de vie, la réponse est facile… des intérêts économiques, ce capitalisme sauvage qui est devenu le nouveau dieu de notre ère, et qui, pour économiser du temps et de l’argent est prêt à sacrifier non seulement notre patrimoine naturel et culturel mais aussi celui des générations à venir.

Est-ce qu’il est possible de voir les actions menées par le collectif ‘Manglar por Tribugá’ sur internet ? Va-t’il y avoir un « rapport officiel » disponible en papier ou sur la toile rassemblant l’engagement des différentes organisations environnementales, des artistes et des scientifiques contre la construction du port ?  

KJPG : Oui, bien sûr. Nous avons la page Facebook Manglar por Tribugá où il est possible de voir le travail et les activités qui ont été faites avec la population locale. Et sur la même page, il y a les communiqués de presse des organisations qui composent l’Alianza Nuquí11, ainsi que certains extraits de diffusion à la télévision nationale. Nous essayons en ce moment de créer un site web pour l’Alianza Nuquí destiné uniquement à montrer tous les impacts négatifs qui peuvent être causés par la construction du port en matière économique, environnementale, sociale et culturelle. Le travail le plus récent de l’une des organisations a été le documentaire Tribugá Expedition12.


{1} La région du Chocó est depuis longtemps délaissée du reste du pays de par ses conditions d’accès extrêmement difficiles et sa géographie hostile. Du fait de la situation climatique tropicale et de la densité de la forêt présente dans la région, le Chocó fut le lieu de théâtre de nombre d’affrontements et de refuges pour différentes organisations de narco-trafiquants et de guérilleros. Le Chocó constitue une base idéale pour la création d’organisation illégale et le passage des drogues. C’est également une région d’exploitation minière, principalement pour l’or mais aussi pour l’argent et le platine. A noter que plus de la moitié de la population du Chocó vit dans la pauvreté, et que l’accès à l’eau potable et à l’électricité est quasi-inexistant.  

{2} « Ceci n’est pas un problème d’argent mais un problème lié à l’environnement », extrait d’une vidéo parue sur la chaîne YouTube de l’Universidad Tecnologica del Chocó Diego Luis Córdoba.  

{3} Plan National de Développement (en français) : signé en 2018 par Ivan Duque juste après son investiture au gouvernement, ce plan comprend un grand nombre de réformes régionales et nationales censé aboutir en 2022.  

{4} « Ce PND cherche à réaliser l’inclusion sociale et productive, par l’esprit d’entreprise et la légalité. La légalité comme graine, l’esprit d’entreprise comme tronc de croissance et l’équité comme fruit, afin de construire l’avenir de la Colombie », en français.  

{5} FARC : Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia (en français Forces Armées Révolutionnaires Colombiennes). En 2016, l’ex-président de la Colombie Juan Emanuel Santos et le chef des FARC Rodrigo Londoño trouvent un accord pour la paix qui mettra fin à plus de cinquante ans de conflits. A partir de ce moment-là, les FARC prennent part à la vie politique et jettent les armes. Néanmoins, en août 2019, alors que Ivan Duque a repris la tête du gouvernement depuis un an, les FARC annoncent la reprise des armes pour dénoncer le non-respect des accords de paix. « L’État qui ne respecte pas ses propres engagements ne mérite pas le respect de la communauté internationale, ni celui de son propre peuple », écrira Ivan Marquez, ancien numéro deux des FARC alors qu’il avait disparu depuis plusieurs mois de la sphère politique et de son poste de député.  

{6} Juan Manuel Santos fut président de la Colombie de 2010 à 2017.  

{7} Andres Uriel Gallega est un ingénieur civil colombien qui fut nommé Ministre des transports de 2002 à 2010 lors du mandat présidentiel de Álvaro Uribe.  

{8} Manglar por Tribugá est un collectif fondé en 2020 composé de sept jeunes chocoanais·e·s. Le collectif lutte contre le projet de construction du port en eau profonde du golf de Tribugá, grâce à l’organisation de divers réunions et conférences depuis le début de la pandémie de covid-19.  

{9} MarViva est une fondation créée en 2002 qui souhaite contribuer à l’aménagement de l’espace marin en Amérique du Sud (notamment en Colombie, au Costa Rica et au Panamá) en proposant une dynamique de marché responsable afin d’optimiser la gestion durable de la mer.  

{10} Entretien réalisé en Décembre 2020.  

{11} Alianza Nuqui est un groupement de villageois·es de Nuquí qui milite contre la construction du port en eau profonde du golf de Tribugá.  

{12} Tribugá Expedition est un moyen métrage documentaire réalisé par Felipe Mesa, Francisco Acosta et Luis Villegas, sorti sur internet en Novembre 2020.

Les armes dites « non létales »

Les armes de la police sont soumises à des conditions d’utilisation bien définies, toutes basées sur la question défensive et jamais offensive. Deux textes régissent l’utilisation de ces armes ; d’une part la note de la commission internationale de la déontologie datant de 2002 (ONU), qui cherche à uniformiser l’utilisation des armes non létales, et de l’autre une note du ministère de l’Intérieur datant de 2004. Ces armes sont censées permettre aux policiers de s’extraire de situations délicates où leur sécurité est en jeu. 

Cependant, nous avons pu observer depuis plusieurs années que celles-ci ne sont pas utilisées à bon escient. A l’instar du maintien de l’ordre à la française, l’utilisation des armes sub-létales a changé. En effet, depuis le mouvement des gilets jaunes, les directives ne sont plus défensives ou dissuasives mais offensives avec la création de nouvelles brigades telles que les BRAV-M (brigade de répression à l’action violente). L’utilisation de ces armes est en hausse ainsi que les violences. Beaucoup de français ont été choqués par l’utilisation disproportionnée de cette violence. Les médias se sont emparés de ce sujet et la question des violences policières est revenue dans le débat public. La France a d’ailleurs été rappelée à l’ordre par l’ONU au sujet de la répression policière. 

Alors où est le souci ? Les armes, leur utilisation ou l’institution ?

« À l’instar du maintien de l’ordre à la française, l’utilisation des armes sub-létales a changé. »

DESCRIPTION DE L’ARME

AÉROSOL LACRYMOGÈNE :

Jet bref d’environ une seconde, à plus d’un mètre, lors de situation de menace. Et les forces de l’ordre sont tenues d’apporter les soins après usage.

UTILISATION PAR LA POLICE

La police ne respecte que très rarement toutes ces conditions, soit elle le fait trop près du visage, soit plus d’une seconde et très souvent même quand la situation ne représente pas de menace. Inutile de préciser qu’elle n’apporte jamais les soins après usage.

 

GRENADE DE DÉSENCERCLEMENT (GLI F4) :

Elle a pour but de permettre au policier de s’extraire d’une situation où il se sent encerclé.

Elle doit être lancée au ras du sol, à la main. 

La police utilise plus souvent cette arme pour disperser les manifestants dans une situation qui ne représente aucune menace pour elle (durant mon adolescence, j’avais du mal à comprendre le sens du nom de cette arme, étant donné qu’elle ne désencerclait absolument rien, la police jetait une grenade au milieu d’une foule qui ne présentait aucun danger pour elle). Mais le grand problème de cette arme n’est pas forcément l’utilisation qui en est faite, mais plutôt son contenu (30g de TNT, à comparer avec les 57g des grenades utilisées lors de la seconde guerre mondiale). Qu’elle soit bien ou mal utilisée cette arme reste très dangereuse. La France est le dernier pays européen à l’utiliser. On recense 4 cas de mains arrachées en 2018.

TONFA :

Arme de défense et de dissuasion, l’utilisation du tonfa en tant que matraque est interdite, le tonfa a pour but de parer des coups ou de neutraliser un individu.

L’utilisation de tonfa en tant que matraque est plus que fréquente, elle est peut être même la seule forme d’utilisation du tonfa.

LANCEUR DE BALLE DE DÉFENSE (LBD) :

Doit être utilisé en cas de situation critique, la balle doit être tirée dans des zones précises.

Le tir doit être effectué entre 25 et 50 mètres. Interdiction de viser la tête.

Le LBD est l’une des armes les plus controversées de l’armurerie française,  car il suffit de très peu, d’une petite entorse à la règle, pour qu’elle blesse gravement, voire qu’elle devienne létale. A l’émergence de son utilisation, l’une des justifications avancées par l’IGPN (dite « police des polices ») pour expliquer une blessure grave, était le manque de précision du LBD. Cependant, aujourd’hui les capacités du dernier modèle LBD sont claires, il est hautement précis. Un visage touché ne peut donc pas être une erreur. On recense dix-huit personnes éborgnées en 2018.

LE GENOU :

Le genou est une articulation qui sert à déplier et replier la jambe afin de permettre la marche, comme chacun le sait.

Mais on recense deux décès en 2020, dû aux genoux de policiers français.

On a donc pu voir que malgré des conditions d’utilisation précises et rigoureuses, les utilisateurs ont à de nombreuses reprises fait entorse à ces règles. Mais une autre problématique s’impose, une question éthique se cache derrière ces armes. La question de la légitimité de la violence. Les personnes qui sont mécontentes de la situation politique et qui manifestent pour leurs droits sont-ils si dangereux, pour qu’on utilise contre eux des armes de guerre ?

Mathieu Laly

Le Bureau des dépositions, sculpter le droit par le droit

Mamadou Djouldé Baldé, Ben Bangouran, Aguibou Diallo, Aliou Diallo, Pathé Diallo, Mamy Kaba, Ousmane Kouyaté, Diakité Laye, Sarah Mekdjian, Marie Moreau, et Saâ Raphaël Moudekeno sont co-auteurs des œuvres immatérielles processuelles et infinies du Bureau des dépositions. Leur travail s’articule autour d’exercices de justice spéculative.


Le Bureau des dépositions est un collectif grenoblois qui produit un ensemble d’œuvres immatérielles co-écrites. Les performances réalisées interrogent le droit, la légalité et la justice autour de la question des politiques migratoires. 
Le cœur de la création réside en la notion de co-dépendance entre les auteur.e.s : le groupe doit être au complet pour pouvoir représenter ses œuvres. 
Plusieurs personnes en situation irrégulière font partie du Bureau des dépositions, ce qui engendre une œuvre en perpétuelle évolution, au fil des parcours personnels de chacun.e.

Alors, quand plusieurs de ses membres font l’objet de procédures d’expulsion du territoire, le Bureau des dépositions questionne la justice. La co-dépendance étant revendiquée comme une condition sine qua non de l’œuvre, les procédures d’expulsion génèrent une dénaturation de l’œuvre, et portent atteinte à son intégrité. 
Or, le droit français protège les auteur.e.s (qu’ils aient la nationalité française, le droit de séjour ou non), notamment par ce qui est nommé dans le code de la propriété intellectuelle (article L. 121-1) « le droit au respect et à l’intégrité de l’œuvre ». Cela signifie qu’un.e auteur.e peut s’opposer à tout élément susceptible de porter atteinte à sa création. 

Puisque les œuvres sont co-écrites, chacun.e des auteur.e.s peut revendiquer ce droit.
Puisque les expulsions concernent des co-auteurs ayant signé une clause de co-dépendance, l’œuvre est, de fait, dénaturée, transformée et son intégrité n’est plus respectée.
Alors, le droit d’auteur n’est pas respecté.
Alors, la procédure d’expulsion n’est pas conforme au droit de la propriété intellectuelle. 
Alors le droit n’est pas conforme au droit.

A travers le prisme de la préfecture, on voit un étranger. Si l’on chausse les lunettes du droit de la propriété intellectuelle, on voit un auteur. Cette tension illustre les limites du droit, certes, mais aussi une possibilité qui peut permettre un renouvellement du pouvoir d’agir. Par la création artistique, la question est posée aux institutions, et à tous. 

Pour aller plus loin :
Plaidoirie pour une jurisprudence : Olive Martin, Patrick Bernier, Sylvia Preuss-Laussinotte, Sébastien Canevet. Le Bureau des dépositions fait écho au travail de ces performeur.e.s et avocat.e.s qui ont mis en exergue cette possibilité du droit d’auteur contre le droit des étrangers (création écrite en 2007 aux Laboratoires d’Aubervilliers).

Valentine Canut