Au-delà la marginalisation du corps du toxicomane, une lecture est possible

Psychomotricienne depuis 2019, par cet écrit, je partage avec vous quelques-unes de mes réflexions clinico-théoriques.
Elles ne sont ni exhaustives, ni vérité, mais je l’espère source d’ouverture de votre regard sur votre manière de vivre
votre corps et ainsi que sur la manière de comprendre celui de l’Autre.

31 janvier 2019 – Dialogue entre une psychomotricienne et une patiente d’un Centre de Soins
d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie (CSAPA)

— Qu’est-ce la psychomotricité pour vous ?
— Bah, c’est reconnecter le corps et la tête. C’est pour ça que je voulais savoir ce que vous faites parce que c’est bien
de vouloir nous aider à nous reconnecter à notre corps.
— De quelle manière vous sentez que vous êtes déconnectée de votre corps ?
— Quand tu consommes, tu t’anesthésies en fait et du coup tu vas encore plus loin parce que tu peux repousser tes
limites en fait.

Je repense aux termes « d’anesthésie » et de « limites » qui semblent être au premier plan dans les problématiques d’addiction. Je pense au désir de ne plus sentir son corps, et du fait de ne plus sentir ses limites corporelles pour pouvoir expérimenter plus fort, plus loin, quitte à se mettre en danger.
Dans les addictions avec consommations de toxiques, se sont l’intégrité et les limites du corps qui sont mises en jeu. La toxicomanie est souvent synonyme de délinquance dans les représentations de notre société. Les auteurs de toxicomanie, les toxicomanes renvoient à l’auto-destruction et invoquent la peur.
En tant que psychomotricienne, je me demande comment les aider à retrouver un équilibre psychocorporel qui mettrait à distance leur souffrance. Comment aider les patients toxicomanes à se réconcilier avec un corps souvent abusé, violenté, dénigré, repoussant et repoussé ?
Comment un corps aussi abîmé, différent, parfois effrayant, peut-il être lu autrement qu’à travers la peur et le rejet, voire la fascination ?
En France, après les années 1990, un nouveau regard est porté sur les addictions. Il ne s’agit plus de regarder si le produit consommé est licite ou non, mais de considérer que tous les types d’addictions peuvent être lus sous le regard d’un modèle biopsychosocial.
Dans les représentations communes, le toxicomane est celui qui va à l’encontre de l’interdit en consommant des produits illicites. Alors que pour Claude Olievenstein, la toxicomanie « c’est la rencontre d’un être humain, d’un produit donné, à un moment donné ». C’est dans un environnement
particulier, qu’une personne avec son propre fonctionnement psychocorporel rencontre un produit avec des propriétés spécifiques. C’est ce qui rend la compréhension de la toxicomanie à la fois complexe et
riche.

— Et vous, avez-vous déjà discuté avec une personne qui vous raconte sa vie avec une assurance
désarmante, alors même qu’elle conte des histoires dans lesquelles personne ne voudrait se retrouver ?
— Avez-vous déjà rencontré une personne dont la voix est brisée, et les mains dont la peau est si sèche
qu’elle ressemble à des écailles ?
— Avez-vous déjà senti l’odeur nauséabonde d’une personne qui passait simplement devant vous ?
— Avez-vous déjà croisé une personne recouverte de multiples couches de vêtement alors même que le
temps est doux ?
— Avez-vous déjà rencontré une personne en marge, en bas de chez vous, dans le métro, au coin d’une
rue, etc., cette différence que vous avez regardé avec fascination, dégoût, peur, rejet, indifférence et
compassion ?
Comment cette personne a bien pu en arriver là ?

Et si la toxicomanie était la seule issue trouvée par la personne pour survivre face au traumatisme psychique ou acté ?

En CSAPA, les patients que je rencontre présentent des points communs. Ils ont chacun à leur manière
une sorte de carapace, d’enveloppe. Certains sont dans un corps continuellement en mouvement,
d’autres tendent vers l’hypertonie, ou bien portent plusieurs couches de vêtement. D’autres encore sont
logorrhéiques : un flux de mots en guide d’enveloppe sonore. De plus, ils ont pour la grande majorité un
vécu traumatique.
Qu’est-ce qui est à l’origine du fonctionnement psychocorporel retrouvé chez de nombreuses personnes
toxicomanes ? Qu’est-ce qu’on ne voit pas dernière leurs voix cassée, l’hypertonie, le contact vif parfois

brutal, les odeurs et la logorrhée ?
La toxicomanie, cette folie du toxique, correspond à un sous-ensemble de conduites addictives. Elle
désigne une consommation abusive avec dépendance de produits illicites ou licites. Les propriétés de
ces toxiques modifient la conscience, la perception de soi, de ses capacités et du monde extérieur.
Sur le plan psychocorporel, les effets du toxique agissent intensément et rapidement. Le fonctionnement
psychosocial du toxicomane en est impacté. La dépendance au produit plonge la personne dans une
transformation permanente de ses sensations et entraîne une distanciation avec le monde et son corps.
Dans les centres de soins, nous rencontrons régulièrement des personnes qui ont le désir de se couper
de leurs sensations corporelles en consommant des toxiques afin de ne pas faire face à un vécu
traumatique.
Le corps du toxicomane devient alors un outil servant à ressentir les effets du produit. Lorsqu’il fait
pénétrer le toxique en lui, le toxicomane va amener son schéma corporel à être modifié par les qualités
du produit. Mais celui-ci procure des impressions erronées. La personne peut alors se sentir léviter, avoir
des hallucinations auditives, visuelles, kinesthésique ou encore tactiles. Le toxicomane ne vit alors plus
son corps, mais il le vit à travers un produit.

L’addiction comme moyen de survie

La conduite addictive vise à produire du plaisir chez la personne afin d’apaiser un mal-être interne. Selon Joyce McDougall [i], l’individu ayant une problématique d’addiction investit le produit pour ses caractéristiques bénéfiques. Le besoin de consommer ou bien d’adopter un comportement de manière compulsive et répétée serait un moyen d’apaiser une tension ou un malaise interne. C’est le corps qui doit répondre à la souffrance mentale. Nous sommes alors face au désir d’avoir accès à des sensations fortes, afin de se sentir vivre dans l’instant, et cela sans faire intervenir la pensée.

[ii] Le consommateur neutralise ses affects dans un semblant d’anesthésie que lui apporte le produit. Le produit psychoactif, par ses effets, provoque chez le sujet traumatisé une dissociation lui évitant les réminiscences douloureuses et angoissantes. [iii] La consommation de produit est alors un moyen d’éviter le retour du vécu traumatique et notamment les sensations qui y sont associées.

Se créer de nouvelles sensations pour se réapproprier son corps

Souvenez-vous, observez le bébé qui pour mieux comprendre son environnement use de ses sens et
expérimente de manière répétitive les situations de son quotidien. A l’instar de bébé qui attrape un objet,
le touche et sent sa texture, sa forme en l’amenant à sa bouche pour encore mieux comprendre cet
objet.
Une fois adulte, l’être humain use toujours des flux sensoriels qui lui parviennent à chaque instant. Ils
sont essentiels à la compréhension du monde et du corps propre. C’est de là qu’est possible la
rencontre avec un Autre et l’environnement. Le toxicomane, lui, a recours de manière compulsive et
répétitive au sensoriel. Nous pouvons émettre l’hypothèse selon laquelle, tout comme le bébé, le
toxicomane ne saisissant pas le sens de ce qui se passe en lui et autour de lui, a besoin d’un retour aux
sensations. Mais pas n’importe lesquelles. Pas celles émanant de souvenirs traumatiques émergeant
inopinément. Le toxicomane choisit relativement consciemment le type de sensations dont il a besoin
pour se réapproprier son corps et l’environnement.

— Avez-vous déjà croisé une personne recouverte de multiples couches de vêtement alors même que le
temps est doux ?

Les enveloppes, les limites, la seconde peau selon Esther Bick

En 1974, Didier Anzieu tente de donner un statut de concept à ce qui n’était qu’un terme imagé :
l’enveloppe psychique. Selon lui toute activité psychique s’étaye sur une fonction biologique. Cette

enveloppe psychique trouve alors son étayage sur les diverses fonctions de la peau. Il la nomme le Moi-
peau. Il est cette limite entre soi et l’autre, entre l’intérieur de son corps et l’extérieur. Le Moi-peau a neuf

fonctions. Parmi elles, nous retrouvons : le maintien psychique notamment grâce au holding de la
figure maternelle ; il contient tout le corps ; il protège, pare-excite l’organisme des stimuli extérieurs ; il
différencie l’individu d’autrui ; il donne des informations sur le monde à partir des organes sensoriels.
Le Moi-peau, cette enveloppe psychocorporelle, est mise à mal lorsqu’il y a traumatisme. Il y a
traumatisme lorsque la personne doit faire face à un flux de stimuli non anticipé. Ses capacités à filtrer,
digérer ce que l’environnement lui envoie sous forme d’informations sensorielles sont alors mises à mal.

C’est la fonction pare-excitatrice du Moi-peau qui est censé protéger l’organisme des stimuli extérieurs à
la personne, à l’instar d’un paratonnerre qui protège de la foudre.
Le Moi-peau n’est alors plus en mesure d’assurer ses fonctions dont l’individu a besoin. Par conséquent,
ce dernier peut être amener à s’accrocher à d’autres canaux sensoriels pour tenter de créer un
sentiment de sécurité. Parfois, ce n’est pas possible et cela débouche sur la mise en place d’enveloppes
pathologiques, et peut donner lieu à ce qu’Esther Bick appelle la seconde peau musculaire. « La
seconde peau musculaire est anormalement sur-développée lorsqu’elle vient compenser une grave
insuffisance du Moi-peau et colmater les failles, fissures et trous de la première peau contenante. Mais
tout le monde a besoin d’une seconde peau musculaire, comme pare-excitation actif venant doubler le
pare-excitation passif constitué par la couche externe d’un Moi-peau normalement constitué ».
[iv]
L’hypertonie comme seconde peau musculaire, le flot de paroles comme enveloppes sonores, la
mauvaise odeur corporelle comme enveloppe odorante, la toxicomanie sont autant d’organisations
psychocorporelles trouvées par l’individu traumatisé pour survivre et se réapproprier son corps et son
environnement.

Et toi, comment bouges-tu ? Avec quelle intensité sonore et débit parles-tu ? Comment consommes-tu
tes verres d’alcool ? Comment sens-tu ton corps ?

Un travail de reconnexion au corps-psychisé et éprouver sa sensorialité brute à l’instar du jeune enfant
en cours de développement me semble indiqué pour tous.
Notre environnement humain et matériel semble prôner, même implicitement, un corps- mécanique et
performant, soumis à nos désirs et objectifs du quotidien.
Entraînés par le tumulte du quotidien, nous sommes tous à minima à distance de notre corps.
Se reconnecter à ses éprouvés corporels faciliterait sans doute la compréhension des présentations
corporelles parfois repoussantes des personnes mise en marge de notre société.
Parce que lorsqu’on comprend notre prochain, on est plus à même de l’accepter.
Nous n’avons pas un corps, nous sommes un corps.

Le corps est le véhicule de l’être-au-monde.

Maurice Merleau-Ponty

Eloïse Gasnier

[i]McDougall, Joyce, 2004, L’économie psychique de l’addiction, Revue française de psychanalyse, 2004/2 (Vol.
68), pp. 511-527.
[ii]André et al., 2004, Corps et psychiatrie. Paris : Heures de France.
[iii]Morel et al., 2015, Aide-mémoire : Addictologie. Paris : Dunod.
[iv]Anzieu, Didier, 1995, Le Moi-peau. Paris : Dunod.