Une saison en Maurienne

Depuis mon enfance, la campagne m’a toujours fasciné. C’était le lieu de mes romans préférés. Lorsque ma tante nous accueillait dans son village, à chaque vacance, je ne pouvais m’empêcher de remarquer tout ce qui différait de Paris. Je trouvais sa rue pittoresque ainsi que ses rideaux et ses bibelots. Par prudence, je me gardais de dire tout cela à ma tante, à mon oncle ou à mes cousins. Quand il fallait lancer une conversation avec eux, je me trouvais toujours démuni. De son côté, la famille semblait ressentir à peu près la même chose. Le soir de noël, tous ensemble, nous ne savions pas quoi nous dire. Pour moi, la campagne était surtout un décor de romans. 

Le troupeau au dessus de la station après les premières neiges de septembre

En première année de fac, une étudiante m’a raconté qu’elle allait passer l’été à traire des brebis dans les Alpes. Je l’enviais. L’étudiante m’a expliqué que c’était un travail difficile et que c’étaient les voisins de ses parents qui l’embauchaient. Finalement, j’ai trouvé un emploi de caissier à Paris. 

Quelques années plus tard, un ami a passé l’été en Maurienne avec un troupeau de cent chèvres. À son retour, il voulait recommencer l’an suivant ! J’ai réfléchi ; j’ai hésité tout l’automne, tout l’hiver. J’avais peur des chiens et je redoutais une trop grande solitude. 

Enfin, je postule. Il faut laisser une annonce sur le site de la maison du berger : « Recherche emploi aide-berger de juin à septembre. Pas d’expérience, pas de chien, pas de voiture.  Tel : … » 

Il paraît que le secteur recrute bien. Le téléphone ne tarde pas à sonner. C’est un éleveur ardéchois. Il cherche un aide-berger pour un troupeau de brebis. Son téléphone passe mal. Il me propose que l’on se rencontre en Ardèche. J’y vais en train et en stop. L’éleveur vient me chercher à l’entrée du village. La maladie de Parkinson l’empêche de tenir correctement le volant. Le gars me demande d’où je viens, le métier de mes parents et pourquoi je veux travailler dans l’élevage. Ça fait cinq générations qu’ils élèvent des moutons. C’est beau ! J’sais pas si c’est beau mais c’est tout ce que j’sais faire, répond-t-il. On traverse la bergerie. C’est grand. Il dit le nom des races, quelques mots sur l’agnelage, sur le foin… ça bêle ; j’entends mal, je ne comprends pas vraiment de quoi parle le gars qui titube devant moi. 

Nous reprenons la voiture pour aller voir la bergère, Christine, dans un autre village. L’été, ils regroupent leurs troupeaux. Elle a une quarantaine d’années, l’air sympa. À la bergerie, une brebis « fait son vagin », une poche de sang traîne dans la paille derrière elle. L’éleveur enfile un gant et essaye de remettre l’organe infecté à sa place. Il faudra mettre des agrafes. Après un sirop chez la mère de Christine, je prends la route du retour, les chaussures pleines de merde et content de partir. Pas sûr que je rappelle la bergère. 

Fin Juin, Christine vient me chercher à la gare de Saint-Jean-de-Maurienne en Savoie. Elle arrive en pick-up de l’Ardèche avec tout son merdier pour la saison et ses chiens de travail. Je mets ma valise à l’arrière et mon sac de voyage sur mes genoux. Le long de la route qui grimpe vers l’estive, il est question de l’herbe qui est haute cette année, du regain, de brebis de réforme, d’agnelles de renouvellement, de monsieur Untel, de lieux inconnus et de mille autres choses qui m’échappent complètement. J’acquiesce. Je me sens loin de chez moi et seul à côté de Christine. 

L’estive est au-dessus d’une station de ski. Nous logeons dans un immeuble avec les autres saisonniers. Pour l’instant, les parkings sont déserts. Christine a un appartement et moi un autre à côté. Il y a l’eau chaude et le chauffage.

Le matin, on se lève à sept heures. Il faut faire des parcs avant l’arrivée des brebis. On commence à 1500 mètres d’altitude entre les lacets de la route et les méandres d’une rivière. Nous déroulons des centaines de mètres de filets et nous plantons des piquets au maillet. Les chiens de travail se promènent dans l’herbe fleurie qui nous arrive aux épaules. De ce tapis chamarré s’élèvent des odeurs de pollen, une mélodie entomique, le souffle du vent et le râle roucoulant des rivières. C’est le paradis, malgré le cagnard qui nous fait suer à grosses gouttes. Tant que les brebis ne sont pas là, nous pouvons aller boire un verre chez Clément, quatre-vingt-huit ans, blagueur, savoyard et chauvin qui passe l’été à 1500 et redescend en automne. Nous buvons un sirop puis un alcool dans lequel a trempé une vipère.

Les brebis et les patous, grands chiens blancs à poils longs de la race montagne des Pyrénées, arrivent en semi-remorque quelques jours après nous. Au début, les bêtes dorment dans les parcs. Lorsqu’elles y ont tout mangé, nous commençons la garde sans filet. Chaque jour, nous définissons un quartier que nous faisons pâturer. Les brebis sont dirigées par nos chiens de travail Balou et Miro. 

Dîner des chiens

Lorsque nous croisons des touristes, nous allons à leur rencontre afin qu’il n’y ait pas d’accident. Christine leur explique qu’en plus des chiens destinés à regrouper les brebis nous sommes obligés d’avoir des patous pour protéger le troupeau. Parce qu’il y a des loups par ici ? Le regard des touristes s’illumine, celui de Christine s’assombrit. L’année passée, le troupeau a subi des attaques. Un chasseur surveillait les bêtes toutes les nuits. Christine dormait dans une tente à côté. Trois brebis ont été dévorées. Trois brebis sur 1600, ça va, hasardent des touristes. Vous touchez des indemnités pour les pertes, non ? Le problème, c’est que le loup en mange une, il en blesse huit et il stresse tout le troupeau… 

Un été, Christine a déchargé les cadavres sur le parking de la préfecture de police. Elle s’excuse mais un moment il faut quand même qu’ils s’y arrêtent les gens ! S’ils veulent voir du loup, ils vont au zoo et c’est bon… Certains jours Christine dit qu’on y perdrait une rotule à force d’accompagner tous ces cons.

L’écologie est un autre sujet à bannir. Je préviens les amis qui viennent me rendre visite. À part ça, je suis fier de leur montrer ce que j’ai appris sur l’estive. Je sais attraper les brebis, leur tailler les sabots et leur faire des piqûres pour les soigner contre les champignons et les vers. Je sais diriger le troupeau à l’aide des chiens de travail, les patous sont devenus mes amis et les brebis me réclament des caresses. Plusieurs fois, j’appelle ma tante pour lui raconter mes journées. Elle me pose beaucoup de questions et je lui demande comment étaient les bêtes qu’elle avait autrefois. 

Fin de l’estive : le chargement des brebis avant l’aube

Avec Christine il y a des hauts et des bas mais nous sommes chaque jour plus complices. J’ai appris à reconnaître les fleurs, à boire aux ruisseaux, à repérer les myrtilles, le chevreuil, le cerf, la biche, le faon, le renard, les oiseaux et à nommer les différentes races de brebis, de chèvres et de vaches. J’endure la pluie, le brouillard et la neige. Mes amis déplorent seulement que je ne me sois pas laissé pousser une véritable barbe de berger. Lorsqu’ils s’en vont, je suis un peu triste mais je retrouve l’isolement de la montagne, son silence et sa force. 

Parfois, nous avons aussi la visite de Gaëlle, une jeune fille originaire de la station et passionnée par les bêtes. Les premières années, Gaëlle venait voir les brebis avec sa mère et sa sœur. Maintenant elle vient seule et c’est elle qui nous apprend les histoires du village. Le maire, les écolos, les Marseillais, les Lyonnais, les Ardéchois, les Parisiens, tout le monde en prend pour son grade. Gaëlle est marrante. Elle m’apprend à trouver le génépi, elle me raconte le ski, le lycée à Saint-Jean, le grand sapin qu’ils vont couper avant noël, le chalet de ses parents, la chasse… Chez elle, un soir, nous mangeons du chevreuil, de la polenta, du Beaufort et du gâteau de Savoie. 

Les chiens surveillent le troupeau

Fin août, après le départ des touristes, la montagne redevient silencieuse. On n’entend plus que le vent et les bêtes. Les amis ne viennent plus. Gaëlle reprend le lycée. Les myrtilles changent de couleur, la chasse ouvre et les cerfs commencent à bramer. Un matin, la montagne est recouverte de neige. Déjà, on parle du départ et je redoute les adieux.

Le soir de Noël, cette année, ma famille me demandera mille détails à propos de l’estive. Mes cousins et cousines seront admiratifs et rieurs. Je n’aurai plus peur de parler devant eux. Cette fois, je l’espère, nous nous comprendrons un peu mieux.   

Augustin Gerault