Les projets de la route Las Animas/Nuquí et du port en eau profonde du golf de Tribugá, Colombie.

Je suis allé dans le Chocó, Colombie, à l’automne 2019. Ce voyage dans cette région colombienne fut ma dernière expérience en tant que touriste occidental en pays étranger, dans une région marquée par tout ce qui pouvait attirer mon attention — notamment par son isolement et sa transition touristique.

Le Chocó est une région de la côte pacifique colombienne située entre la cordillère des Andes occidentale et l’océan. Depuis quelques années, la partie côtière de cette région est sujette au développement balnéaire, bien qu’aucune route terrestre ne la relie à Quibdó, sa capitale. On y accède par avion depuis Medellín, Bogotá, Quibdó ou par bateau depuis Buenaventura. D’autres bateaux font également la route depuis le Panamá bien que ces trajets ne soient pas sur les routes touristiques officielles. Par sa situation géographique coincée entre le Pacifique d’une part et une jungle quasi impénétrable de l’autre, la partie littorale du Chocó est une région difficile d’accès qui fait d’elle un îlot solitaire du territoire colombien. Le Chocó est composé d’une population à majorité afro-colombienne (descendante des esclaves venu·e·s d’Afrique) et de communautés indigenas.  Très peu de blanc·he·s sont venu·e·s s’y installer et le gouvernement n’y prête que peu d’attention. Pourtant, le Chocó est une région extrêmement riche de par sa biodiversité mais aussi de par l’histoire des cultures et des traditions qui se sont accumulées depuis plusieurs siècles suite à l’installation des ancien·ne·s esclaves sur le territoire.  

Je m’intéresserai ici à deux projets significatifs qui ne sont pas sans poser de problèmes écologiques et humains dans la région. Le premier est le projet de construction d’une route permettant de relier Quibdó à la côte. Le second est celui de la construction d’un port en eau profonde au bout de cette route permettant l’accueil des bateaux de croisière, ainsi que le développement d’un commerce international afin de désengorger le port de Buenaventura plus au sud. Mais les problèmes environnementaux et le délaissement du gouvernement dû à la situation géopolitique compliquée de la région1 ont stoppé net ces deux gros chantiers aujourd’hui en projet depuis presque cinquante ans. « No es un problemo de plata, eso es un problemo ambiental »2 évoquait Julio Ibargen Mosquera, ancien gouverneur du Chocó lors d’une conférence de presse sur le sujet. Sur le site internet du gouvernement on peut lire la définition du Plan Nacional de Desarrollo3 dont ces deux chantiers font partie : « Este PND busca alcanzar la inclusión social y productiva, a través del Emprendimiento y la Legalidad. Legalidad como semilla, el emprendimiento como tronco de crecimiento y la equidad como fruto, para construir el futuro de Colombia ».4 Ce projet de développement fait suite aux accords de paix historique signés entre le gouvernement et les FARC5 en septembre 2016. En souhaitant mettre un point final au conflit armé existant depuis plus de cinquante ans sur le territoire colombien, Juan Manuel Santos6 avait dans l’idée de faire croître le pays par son attrait touristique et son développement économique. Mais ce n’est pas lui qui aura les clefs du plan car son successeur Ivan Duque sera élu président juste avant la signature officielle du projet.  

Je me pencherai rapidement sur ces deux cas avant de proposer un entretien avec un habitant du Chocó, une manière de voir le projet par le biais de celles et ceux qui y sont directement confronté·e·s.

Les travaux de construction de la route Quibdó-Animas-Nuquí-Tribugá ont été initiés dès les années 1970. L’avancement fut fastidieux étant donné les conditions météorologiques de la région (le Chocó est une des régions les plus pluvieuses de la planète) et le désaccord de certaines communautés locales quant au projet. Le 4 août 1992, les populations demandèrent la suspension du chantier qui ne respectait pas les conditions environnementales et celui-ci s’arrêta. En 2000, le gouvernement remit le projet sur le tapis afin de continuer la route qui comptait déjà soixante-dix kilomètres. « Le gouvernement a tout intérêt à faire réaliser cette route », disait alors Andres Uriel Gallega7, alors ministre des transports. Mais une nouvelle fois, le projet reste en suspens suite au désaccord des chocoanais·e·s. Pour les peuples du Chocó, cette route est une illusion quant à l’intégration de la région au reste du pays.  

En ce qui concerne le projet du port de Tribugá, Andres Osorio, directeur du laboratoire océanographique de la faculté des mines de l’Université nationale de Colombie met en garde quant aux problèmes humains et écologiques d’un tel projet « aux impacts irréversibles ». « Nous ne pouvons pas mettre de côté le fait que des hommes et des femmes vivent dans cette région » évoquait-il dans une vidéo publiée sur le compte Facebook Manglar Por Tribugá.8 En effet, un tel projet aura des impacts et ceux-ci seront plus ou moins lourds en fonction de la taille des infrastructures.  

D’abord, un port en eau profonde serait profondément néfaste pour toute la faune présente dans la région et notamment pour les baleines qui, chaque année, viennent migrer dans les eaux chaudes du Chocó. Les baleines viennent dans ce golf car la nourriture y abonde grâce, entre autres, à la présence des mangroves. Les mangroves sont un garde-manger phénoménal pour les populations et permettent également le stockage du carbone de ces régions tropicales. Elles sont un stabilisateur efficace et une zone tampon entre l’océan et la jungle. Il est donc évident qu’un port en eau profonde altérerait considérablement le flux migratoire des baleines, mais également la vie de toutes les espèces vivant sur ces côtes et dans les mangroves, qu’elles soient marines ou terrestres. Les tortues qui, chaque année, viennent pondre sur les plages du Chocó sont également en danger, alors même qu’elles font face à une diminution de leur nombre depuis plusieurs années. Imposer un projet comme celui-ci, c’est détruire tout un écosystème en place qui permet pourtant un véritable échange entre les populations et leur environnement. Selon Andres Osorio, répéter ce qui a déjà été fait dans d’autres régions du monde et dont on a la preuve d’un dérèglement écologique au niveau humain et non humain est une absurdité. Il faut garder la mangrove, garder la forêt, et « travailler en infrastructure verte pour respecter l’environnement du port en réduisant les tailles des infrastructures mêmes ». La question serait de savoir comment fonctionne cet écosystème. Il faut s’adapter à lui, et non l’inverse.  

« Il n’y a aucun intérêt pour les locaux qui vivent principalement de la pêche, de l’agriculture et de l’éco-tourisme à voir s’élever un port en eau profonde qui ne ferait que détruire ce qu’ils ont mis des années à construire. »

Depuis le début du projet les populations chocoanaises mettent en garde. Daniela Durán, membre de la fondation MarViva9 demande la transparence des informations, afin que l’on puisse connaître les avis de la population de Nuqui, directement concernée. Il n’y a aucun intérêt pour les locaux qui vivent principalement de la pêche, de l’agriculture et de l’éco-tourisme à voir s’élever un port en eau profonde qui ne ferait que détruire ce qu’ils ont mis des années à construire. Aujourd’hui, 40 % de la population de la région vit en dessous du seuil de pauvreté et l’accès à l’eau potable est rare. Même à Buenaventura, pourtant bien loin de Nuqui, l’eau potable n’est disponible que 4 heures par jour.  

La priorité n’est pas de construire un port, mais des infrastructures pour les habitant·e·s. Des hôpitaux, des écoles, de permettre l’accès à l’eau potable et de désenclaver ces terres sans entraver les cultures et le rapport que la population entretient avec son environnement.  Daniela Durán alerte également sur la nécessité de la transparence quant à la « légalité » de ces affaires : d’où viennent les financements ?  Combien d’argent est en jeu ? À qui cela profitera-t-il ? Elle demande qu’on en appelle aux droits des populations sur place, que ces dernières puissent échanger et donner leur point de vue sur leur propre territoire vis-à-vis d’un projet qui changera définitivement leur mode de vie.

Dorian Vallet-Oheix


Entretien avec Klidier Josué Pacheco González

Au sujet du projet de Port en eau profonde dans le golf de Tribugá

Klidier Josué Pacheco González est diplômé de l’Université des Sciences Appliquées et Environnementales U.D.C.A de Colombie en 2019. Originaire du Chocó où il a grandi, il milite aujourd’hui pour la préservation de l’environnement et contre les projets d’infrastructures portuaires dans le golf de Tribugá, au nord de Nuquí. Il fait notamment partie du collectif Manglar por Tribugá.

Dorian Vallet-Oheix : Depuis combien de temps existent les projets de la route Las Animas-Nuquí Tribugá et du port en eau profonde de Tribugá ? 

Klidier Josué Pacheco González : Le projet de la route vers la mer existe depuis 1959. J’ai commencé à entendre parler de cette route en 2002 sous le gouvernement d’Álvaro Uribe qui était à l’époque président de la république. Le projet de port en eau profonde de Tribugá existe quant à lui depuis 1989. 

Que pense la population de Nuqui de ces deux projets ?  

Face à ces deux projets, la population de Nuquí ne dit pas grand-chose, notamment car elle n’est pas informée. Il n’y a pas de lien avec la communauté locale pour faire en sorte qu’elle participe aux projets et encore moins pour qu’elle exprime ce qu’elle en pense. Bien que certaines personnes s’y soient intéressées, il est encore très difficile d’obtenir de plus amples informations. Néanmoins, ces dernières années, des organisations écologistes sont venues à Nuquí afin de travailler avec la population et d’enclencher un dialogue sur le projet du port en eau profonde. Aujourd’hui, une partie de la communauté n’est pas d’accord avec sa construction, notamment en raison de son grand impact sur l’environnement et du manque de participation que les instances dédiées nous infligent, alors même que nous pourrions intervenir dans ces décisions qui nous concernent.  

En effet, celles-ci nuisent au modèle de développement durable que nous avons choisi à Nuquí pour fonder notre économie, essentiellement basée sur la pêche artisanale, le tourisme écologique et la reprise des activités agricoles. Mais il y a, à l’inverse, d’autres membres de la communauté qui voient dans le port une illusion de progrès, entre autres parce qu’on leur a dit que grâce au port, ils·elles vont avoir une meilleure qualité de vie et un accès aux services de première nécessité. Mais on ne leur a jamais dit que ces services de première nécessité comme la santé, l’éducation supérieure ou l’eau potable que nous n’avons pas dans le Chocó, et encore moins à Nuquí, ne sont pas de la responsabilité d’un port mais de l’État colombien lui-même. Cependant il est à noter qu’une majorité de la population de Nuquí, en tant que communauté afro et indigène, voit dans la construction d’un port en eau profonde un projet qui affecterait notre mode de vie, nos racines culturelles et sociales, et impliquerait la perte de ce territoire qui nous est cher.  Et face au projet de la route Las Animas-Nuquí, contrairement à la construction du port, c’est un projet qui n’a pas eu beaucoup d’impact et dont on ne parle presque pas.

Le port en eau profonde fait partie du Plan National de Développement colombien signé en 2018. Pourtant, j’ai l’impression que ce port ne va pas servir la population du Chocó, mais plutôt les intérêts économiques du gouvernement. Que pensent les personnages politiques du Chocó de ces deux projets ?  

En effet, c’est un projet qui fait partie du Plan de Développement National du pays. Il a pris un peu plus de force pendant le gouvernement Álavaro Uribe au début des années 2000 et s’accélère aujourd’hui, le gouvernement actuel étant le successeur de ce dernier. Mais ce qui est vraiment inquiétant, c’est que ce projet n’apporte pas de bénéfices au Chocó mais aux départements d’Antioquia et de la région du café (Caldas, Quindío et Arménie). En effet, ceux-ci sont les plus intéressés par ce méga-projet car il leur permettrait d’avoir une sortie directe vers l’Amérique centrale et d’éviter les coûts plus élevés causés par l’utilisation du port de Buenaventura. Il faut également préciser que ce sont des entreprises privées qui promeuvent ce projet dans ces départements qui, par l’intermédiaire de leurs alliés politiques et du gouvernement national, renforcent encore leur patrimoine. En échange de cette collaboration, les hommes politiques et le gouvernement reçoivent toujours une sorte d’avantage pour eux ou leurs familles. Je ne pense pas que cela aiderait l’État colombien et son économie (comme nous avons pu le constater au fil des années chaque fois que de nouveaux ports ont été construits), mais en tout cas la qualité de vie des Colombien·ne·s, elle, ne s’améliorera pas.  

Maintenant qu’en pensent les politiciens du Chocó ? La plupart d’entre eux ont exprimé leur intérêt pour la construction du port dans une illusion de progrès et de développement pour le département, mais la vérité est que même eux ne connaissent pas véritablement le projet ou alors n’ont pas participé à son élaboration. Le bureau du gouverneur du Chocó, l’Assemblée départementale (ou en tout cas la majorité de ses membres) et les représentants de la Chambre de commerce du Chocó ont tous exprimé leur soutien à un prétendu développement industriel en minimisant l’importance de la conservation et de la protection de l’environnement. Il y a quelques politiciens du Chocó, surtout les plus jeunes, qui sont préoccupés par l’impact environnemental que ce méga-projet aura. Ils cherchent à créer des espaces pour que la communauté participe et défende le territoire.  Mais en général on sent que chez les politiciens du Chocó il y a des intérêts personnels et individuels relatifs à la création du port de Tribugá et non des intérêts collectifs et communautaires, comme cela devrait être le cas en réalité.  

Aussi, tu m’as dit que tu avais manifesté contre la construction du port. Quelles sont les actions existantes pour contrer le projet ? Est-ce que la communauté ‘indígenas’ prend part à ces protestations ?  

Au début de la pandémie, nous avons formé le collectif Manglar por Tribugá, composé de sept jeunes du territoire — cinq de Nuquí et deux de Bahía Solano — comme voix alternative pour exprimer notre désaccord avec la construction du port, car nous savions que la communauté n’était pas très au courant du projet ou de sa création. Nous avons commencé à lire et à rassembler des informations, puis nous avons cherché des allié·e·s stratégiques qui nous permettraient de travailler ensemble et de rendre le problème plus visible. Il y avait déjà de nombreuses organisations environnementales et des collectifs d’artistes qui travaillaient contre la construction du port de Tribugá. Nous les avons rejoints pour accéder aux informations recueillies. Ensuite, pour se socialiser avec la communauté, nous avons commencé à faire des réunions sur Zoom et des discussions en direct sur Facebook avec la population locale pour parler des avantages et des inconvénients de la construction du port, ainsi que de certaines études techniques qui ont été faites et sur lesquelles nous pouvons nous appuyer pour montrer les impacts environnementaux. Nous avons formé la communauté à l’importance du territoire et aux droits des communautés noires et indigènes, et demandés au gouvernement national d’écouter la voix de la communauté dans l’élaboration et l’exécution de ce projet. Ce sont quelques-unes des actions que nous avons menées avec des centaines d’organisations et de collectifs qui se sont unis pour défendre le territoire.

Les communautés indigenas font également partie de ces manifestations mais n’ont pas eu suffisamment d’espace pour manifester. Il y a également un autre problème très important qui est que les communautés indigenas sont dans une situation beaucoup plus vulnérable que les communautés afros, ce qui affecte leur capacité à s’exprimer librement sans craindre d’être tuées. Leurs communautés sont les moins protégées et les moins incluses dans le territoire. Cette année10, quatre communautés indigènes du Chocó ont été déplacées de force et plusieurs de leurs dirigeants ont été assassinés. Ces déplacements pourraient être stratégiques en vue de la construction du port de Tribugá, mais ce n’est seulement qu’un soupçon que nous ne pouvons nous empêcher d’avoir.  

« Ce capitalisme sauvage qui est devenu le nouveau dieu de notre ère »

Le Parc National de Tribugá — dans lequel habitent de nombreuses espèces protégées, comme les tortues, les baleines et toute la faune et la flore des mangroves — est très proche du lieu où ils veulent construire le port. Que dit la communauté scientifique de l’impact que cela causerait sur l’environnement ? Comment est-il possible de construire un projet comme celui-ci, si proche d’une zone protégée ?  

La communauté scientifique nationale et internationale a déclaré à l’unanimité qu’elle se positionnait contre tout projet qui pourrait affecter un endroit aussi préservé que le golfe de Tribugá et surtout le Parc National Naturel d’Utría, précisément parce que c’est l’un des endroits les mieux préservés et les plus biodiversifiés que nous avons encore sur la planète. Par conséquent, tout scientifique devrait être contre un écocide imminent comme celui impliquant la construction d’un méga-port à Tribugá. Bien que le projet ne se situe pas dans les zones protégées, il se trouve dans leurs zones tampons.  

Et pour répondre à comment ils pourraient vouloir construire un méga-projet dans un sanctuaire de vie, la réponse est facile… des intérêts économiques, ce capitalisme sauvage qui est devenu le nouveau dieu de notre ère, et qui, pour économiser du temps et de l’argent est prêt à sacrifier non seulement notre patrimoine naturel et culturel mais aussi celui des générations à venir.

Est-ce qu’il est possible de voir les actions menées par le collectif ‘Manglar por Tribugá’ sur internet ? Va-t’il y avoir un « rapport officiel » disponible en papier ou sur la toile rassemblant l’engagement des différentes organisations environnementales, des artistes et des scientifiques contre la construction du port ?  

KJPG : Oui, bien sûr. Nous avons la page Facebook Manglar por Tribugá où il est possible de voir le travail et les activités qui ont été faites avec la population locale. Et sur la même page, il y a les communiqués de presse des organisations qui composent l’Alianza Nuquí11, ainsi que certains extraits de diffusion à la télévision nationale. Nous essayons en ce moment de créer un site web pour l’Alianza Nuquí destiné uniquement à montrer tous les impacts négatifs qui peuvent être causés par la construction du port en matière économique, environnementale, sociale et culturelle. Le travail le plus récent de l’une des organisations a été le documentaire Tribugá Expedition12.


{1} La région du Chocó est depuis longtemps délaissée du reste du pays de par ses conditions d’accès extrêmement difficiles et sa géographie hostile. Du fait de la situation climatique tropicale et de la densité de la forêt présente dans la région, le Chocó fut le lieu de théâtre de nombre d’affrontements et de refuges pour différentes organisations de narco-trafiquants et de guérilleros. Le Chocó constitue une base idéale pour la création d’organisation illégale et le passage des drogues. C’est également une région d’exploitation minière, principalement pour l’or mais aussi pour l’argent et le platine. A noter que plus de la moitié de la population du Chocó vit dans la pauvreté, et que l’accès à l’eau potable et à l’électricité est quasi-inexistant.  

{2} « Ceci n’est pas un problème d’argent mais un problème lié à l’environnement », extrait d’une vidéo parue sur la chaîne YouTube de l’Universidad Tecnologica del Chocó Diego Luis Córdoba.  

{3} Plan National de Développement (en français) : signé en 2018 par Ivan Duque juste après son investiture au gouvernement, ce plan comprend un grand nombre de réformes régionales et nationales censé aboutir en 2022.  

{4} « Ce PND cherche à réaliser l’inclusion sociale et productive, par l’esprit d’entreprise et la légalité. La légalité comme graine, l’esprit d’entreprise comme tronc de croissance et l’équité comme fruit, afin de construire l’avenir de la Colombie », en français.  

{5} FARC : Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia (en français Forces Armées Révolutionnaires Colombiennes). En 2016, l’ex-président de la Colombie Juan Emanuel Santos et le chef des FARC Rodrigo Londoño trouvent un accord pour la paix qui mettra fin à plus de cinquante ans de conflits. A partir de ce moment-là, les FARC prennent part à la vie politique et jettent les armes. Néanmoins, en août 2019, alors que Ivan Duque a repris la tête du gouvernement depuis un an, les FARC annoncent la reprise des armes pour dénoncer le non-respect des accords de paix. « L’État qui ne respecte pas ses propres engagements ne mérite pas le respect de la communauté internationale, ni celui de son propre peuple », écrira Ivan Marquez, ancien numéro deux des FARC alors qu’il avait disparu depuis plusieurs mois de la sphère politique et de son poste de député.  

{6} Juan Manuel Santos fut président de la Colombie de 2010 à 2017.  

{7} Andres Uriel Gallega est un ingénieur civil colombien qui fut nommé Ministre des transports de 2002 à 2010 lors du mandat présidentiel de Álvaro Uribe.  

{8} Manglar por Tribugá est un collectif fondé en 2020 composé de sept jeunes chocoanais·e·s. Le collectif lutte contre le projet de construction du port en eau profonde du golf de Tribugá, grâce à l’organisation de divers réunions et conférences depuis le début de la pandémie de covid-19.  

{9} MarViva est une fondation créée en 2002 qui souhaite contribuer à l’aménagement de l’espace marin en Amérique du Sud (notamment en Colombie, au Costa Rica et au Panamá) en proposant une dynamique de marché responsable afin d’optimiser la gestion durable de la mer.  

{10} Entretien réalisé en Décembre 2020.  

{11} Alianza Nuqui est un groupement de villageois·es de Nuquí qui milite contre la construction du port en eau profonde du golf de Tribugá.  

{12} Tribugá Expedition est un moyen métrage documentaire réalisé par Felipe Mesa, Francisco Acosta et Luis Villegas, sorti sur internet en Novembre 2020.

Techno meditation : An interview with Belgian performance artist Lisa Vereertbrugghen

Awaiting her new performance DISQUIET sensational aesthetic or technokin, Belgian choreographer and dancer Lisa Vereertbrugghen released a Techno Meditation onto the world. Intrigued by the fact that these two supposedly opposites have quite some characteristics in common, I talked to her about an alternative experience of body and mind in times of corona.


Bo Vloors : You are a dancer, choreographer and researcher. Could you explain to me, from a research point of view, what the relation is between Meditation and Techno?

Lisa Vereertbrugghen : Concerning my research on hardcore techno, I try to figure out what this music does to my body and mostly, how it activates my body. I think there is a certain political power in it. There is an interaction going on, in a very material way, between the sound frequencies and my body. Body to body. Techno lends itself very well to this because it is an abstract sort of music. At the core of the music, there are no emotions or even a storyline, but an experience and physical sensation instead. Through this experience, the sound centralizes the attention on my body, the here and now. I feel the bass in my gut, the synths on my skin and those high frequencies penetrate my ear in a not uncomfortable way. When I listen to techno or dance to techno music, I become aware of how I feel myself, right now. Mindfulness meditation has the same objective: to bring people to the here and now, to make them think about their sensations and feelings. Both practices slow down time and draw attention to sensations, be them small or large.

How do you relate the current Covid situation (which implement less social contact and isolation) with Techno and Meditation?

I think that the pandemic only amplifies what was already in the air. I felt an alienation in myself and my environment, a kind of drifting into my own thoughts that lead to nowhere, and which, sometimes, can become very critical and negative. So many conversations I shared had a very negative undertone when it came to the general well-being. Techno and meditation want to draw attention to the material, to concrete things like the body, the environment and the sensations of both. Away from “information”, and focused on “sensation”. Both practices want to reconcile the thinking with the materiality of existence. It would be great if I could say that the current lockdown has taught us all to live a little slower, but I think the opposite is true. Our bodies may be more on the spot, but our thoughts are drifting far away.

Because of that same Covid, you released this Techno Meditation while awaiting to perform your new piece DISQUIET sensational aesthetic or technokin. Do you see Techno Meditation as a kind of counter-reaction (with a certain political touch) against the closing of nightclubs and theatre, or rather as an alternative proposal to perform within the four walls of our homes, respecting the measures of the government concerning the current situation?

It is difficult to experience art during a lockdown, so much has been cancelled and reduced. Yesterday I saw a beautiful video work by Yves Vermeulen1 and Lorenzo De Brabandere2, on the digital platform of Bâtard festival3. Such experiences have been rare in recent months. With these meditations I try to send something in the world that fits the current context. A dance that can still be fully appreciated in a lockdown situation. It’s not the registration of a dance, but a work that stands on its own.

For quite some time now, I have been making these mixes for personal use. Those first meditations were part of my own warm-up during rehearsals. Then I shared one with my students at the academie royale des beaux arts during the first lockdown. When I saw that it could benefit them, I resolved to create a Techno Meditation with the necessary care and attention for a wider audience.

I have to admit that the physical stimulation by techno, in combination with the mental sensation of the meditation, does establish a certain clash. During my first Techno Meditation I was alone in a room, sitting on a chair, eyes closed. I was completely taken in by the waves of repetitive techno and the vocal guidance. At the end of the session, I felt like awakening from a trance, on one hand, and on the other I realised it was a shame to experience the Techno Meditation while being seated. The second time, I shared the same track with some members of Voyons Voir. It was a curious fact that we all started the Techno Meditation in a standing position, but we all ended up seated on the floor. While reflecting on our experience, it became clear that each individual felt compelled to make a choice between the physical and the mental. All eventually chose the mental: stimulated by the repetitive nature of techno but overcome by the vocal guidance which puts your body’s mental perception at the centre, everyone eventually decided to trade their ‘active’ vertical position for the ‘passive’ horizontal position. I think that the Techno Meditation is an experience that you should learn to practice. You do not succeed the first time to merge the sensation of body and mind without having listened to the same track multiple times to let the purity of the Techno Meditation emerge in you.

I think it is important to say that there is no single way to do this meditation. My sister has a physical disability and I also make my work for her and other people for whom dancing upright is not obvious. My sister did the meditation while sitting and yet she danced, in her own way. Dancing can also be invisible. You also hit an important point with the voice-music relation. That has really been a long process of (re)mixing. If the voice is too loud it seems like I want to dictate something and the music only serves as the background. If the voice is too quiet it seems like the content of the text doesn’t matter. It must be loud enough to allow people to engage physically in the dance without losing the vocal guidance. But then, the beats also need to be loud enough to touch people. And then in the end, the whole also shouldn’t kill your ears. I do edit the meditation. For Meditation n°2, I used two different Zoom meditation lessons as material and I edited them in where I found them fitting the music. The two elements, voice and sound, are therefore completely equal and you can follow what you want, and when you want.

The first Techno Meditation was released at the end of December 2020. For it, you mixed existing songs with a meditation voice that could be found on the internet. The second track was released at the end of January 2021, where you collaborated for the first time with meditation master Linda Naini4. How did this collaboration go? Have you discovered, from one another, more insight into the inner experience of both techno and meditation?

Indeed, the first meditation consisted of one of my favourite techno tracks Soopertrack5 from Extrawelt6, with a meditation of “Living Better”7, which I found on Youtube. That meditation was a very general body scan, where a voice guides you through your body and pauses at each body part; For the second meditation I wanted to introduce a new meditation concept, and also a new voice. The sound of the voice is so important. Linda has a phenomenal voice. I found one of her meditations on Youtube and when I sent her an email asking if I could use the audio, she responded very positively that she wanted to create one, especially for the Techno Meditiation. Together we then looked which concept would fit the techno track I had in mind and we arrived at feeling tones (vedanās). She then sent me the Zoom registrations of two of her online meditation sessions that I could edit according to my own wishes.

Our conversations were also about language, mainly about how to keep everything as concrete and physical as possible. Sometimes meditation can be about « life » or « existence » in general. For this project I was looking for concrete language. The more concrete the better.

Despite the Techno Meditation being sent out into the world within the framework « awaiting », can we expect a future development of this project? Such as releasing a Techno Meditation album, where you not only work with a meditation master, but also with your favourite DJs? Or as a participatory performance in the theatre, or even night clubs?

I would indeed like to continue with this and I dream of performing them live as soon as we are allowed to dance together again, with the necessary accent on sound to make the live experience even more intense. But for the time being I have planned to make a series of 5 meditations for the upcoming months. In the meantime, I am learning how I can approve my mixing-skills and also how to do this live. I’ve been making shitty garage band tracks for years. This is the opportunity to give myself the time to make better tracks, better mixes, better production.

To end, would you describe Techno Meditation as a « physical lecture »?

No, because a “lecture” means that I have a wisdom that I want to share, which I don’t think I have. I ‘m mainly a dancer who wants to share a dance.

The Techno Meditations are available to listen to online : https://www.lisavereertbrugghen.com/

Bo Vloors

1 Yves VermeulenBelgian performance artist
2 Lorenzo De Brabandere – Belgian performance artist
3 Bâtard festival – annual performing arts festival in Brussels.
4 Linda Naini (US), is a certified Mindfulness Meditation teacher and Life Coach through the Maryland University of Integrative Health
5 Soopertrack – released 13 june 2015, album Soopertrack
6 Extrawelt is a German electronic music duo composed of DJs and composers Wayan Rabe (GER) and Arne Schaffhausen (GER)
7 https://www.youtube.com/watch?v=T0nuKBVQS7M

Androswitch, le bijou pénien de la contraception masculine – Entretien avec son concepteur, Maxime Labrit

En couple depuis 4 ans, nous commencions à nous poser des questions avec ma copine après qu’elle soit passée par tous les moyens de contraception possibles. Du stérilet, qui  lui provoquait des règles douloureuses à répétition, à la pilule, qui la dégoûtait, rien ne  lui convenait véritablement. Je voyais les effets secondaires sur elle un peu plus chaque  jour, et ça ne m’allait pas. Pas de raison en effet, qu’elle porte toute la charge d’une  contraception qui nous concernait tous les deux. Nous nous sommes alors renseigner sur  d’autres moyens et notamment sur ce qui s’offrait aux hommes. Au menu des possibilités : préservatif (classique) ; coitus interruptus ou retrait (peu fiable) ; piqûres d’hormones  hebdomadaires (mais l’idée était justement d’éviter les hormones) ; pilule masculine (pareil) ; ou bien vasectomie (un peu trop radical). Puis un jour, un ami m’a parlé du « slip toulousain », rien que le mot faisait sourire, et c’est d’ailleurs une pratique qui fut  longtemps et sans doute encore moquée. Mais le principe était intéressant et surtout très  simple. J’ai alors commencé à me documenter.


Un peu d’explication et d’histoire 

Peu d’entre nous le savent mais la spermatogenèse (le cycle de fabrication des  spermatozoïdes) dure trois mois. Au bout de trois mois, les spermatozoïdes sont  prêts à aller assiéger l’utérus de nos chères compagnes pour tenter de pénétrer dans l’ovule. La spermatogenèse a lieu en permanence, l’homme est donc toujours prêt à  féconder, en toute occasion, partout, tout le temps. Seulement, la spermatogenèse  a lieu quelques degrés en dessous de la température du corps (37°C), de l’ordre  de 2ou 3 degrés, à 34,5°C pour être précis. C’est pour ça que nos testicules se trouvent  en dehors du corps, dans la poche appelée scrotum, pour favoriser cette fameuse spermatogenèse. Or, il existe des conduits situés au niveau du pubis, les conduits inguinaux, dans lesquelles les testicules peuvent remonter au chaud (ça a forcément dû vous arriver une fois messieurs). C’est sur ce principe étonemment simple que se fonde la  méthode de contraception dite thermique, qu’on aurait pu développer depuis l’Antiquité  au moins, puisqu’on connaissait déjà les effets délétères de la chaleur sur la fécondité masculine (Hippocrate en parle quelque part1).  

« Pas de raison en effet, qu’elle porte toute la charge d’une  contraception qui nous concernait tous les deux. »

Dès les années 1930 même, Martha Voegeli2, une médecin suisse, testait avec succès en Inde, dans le cadre d’un programme de contrôle des naissances, les bains d’eau chaude quotidiens. Ses résultats montraient les effets de la chaleur sur la spermatogenèse, et cette  méthode fut ainsi reconnue par l’OMS. Dans les années 1970, des hommes de l’Ardecom3 à Toulouse (Association pour la recherche et le développement de la contraception  masculine) se rassemblèrent pour réfléchir à des moyens d’appliquer la méthode. Ils ont ainsi testé des trucs plus farfelus les uns que les autres, dont des slips chauffants à base de  résistances électriques4, mais comme quoi, l’imagination débridée peut donner de belles  choses car dans ces mêmes années, le docteur Roger Mieusset mit au point à Toulouse  le premier slip contraceptif, aussi appelé le RCT (« remonte-couilles toulousain »), un  simple slip muni de bandes élastiques et d’un trou laissant passer la verge et le scrotum pour maintenir les roupettes en position haute. Celles-ci se retrouvent naturellement près du corps et en prennent la température de 37°C, ce qui suffit à faire chuter la production de spermatozoïdes, pour peu que les joyeuses restent au chaud pendant au moins quinze heures par jour (et oui, méthode douce, naturelle, donc patience !) et ce durant tout le cycle de la spermatogenèse (trois mois, souvenez-vous). Passé ce délai, le porteur continue sa pratique et produit désormais un éjaculat avec une concentration inférieure  à un million de spermatozoïdes par millilitre de sperme, très loin sous le seuil de fertilité fixé par l’OMS à 15 millions par millilitre. L’homme est considéré comme contracepté en  dessous de 3,7 millions, mais l’on a poussé le seuil de contraception avec la thermique en dessous d’un million pour minimiser encore plus les chances de mauvaises surprises. 

Petit bijou pénien 

Tout cela est donc très beau sur le papier, mais bon porter un slip à trou, même si j’étais  prêt à faire des sacrifices, ne me tentait pas tellement. J’ai donc poursuivi mes recherches,  et je suis tombé sur un petit objet nommé Androswitch, qui utilise le même principe que le slip toulousain, avec une technique encore plus simple : un anneau en silicone qui enserre avec douceur verge et scrotum pour arriver au résultat souhaité. Là, on était sur quelque chose de bien plus acceptable esthétiquement, très minimal, avec un matériau biocompatible. L’inventeur de cet anneau est un homme merveilleux du nom de Maxime Labrit, infirmier de profession, qui mit ce joyau sur le marché en mai 2019 pour la  modique somme de 37 euros (pas grand-chose quand on sait ce que coûte la pilule tous  les mois, même si c’est remboursé). En allant sur son site internet5, j’ai trouvé toutes les  infos pour démarrer : choisir sa taille, prendre rendez-vous avec son médecin traitant pour savoir si on n’a pas de contrindication (ce qui est très rare), se faire prescrire un  spermogramme pour vérifier là aussi que tout va bien, et enfin commencer la pratique.  

Pour ce qui est des résultats, la méthode thermique est certifiée efficace à 99,9% (plus  que la pilule féminine), 100% réversible, indolore (contrairement au stérilet pour  certaines), non-hormonale (écolo, pas de rejets dans les eaux usées, pas de poissons  hermaphrodites), sans effet secondaire (pas de perte de libido, pas de changement du  volume de sperme, seule une légère réduction du volume testiculaire…), bref très peu de  contraintes, si ce n’est l’assiduité dans le port du dispositif, ce qui n’est pas non plus la mer à boire. Franchement, que demande le peuple ? Fort de tous ses renseignements, pour moi, il n’y avait plus qu’à.  

PUT A RING ON IT
HORTENSE

Encouragements et railleries 

Lorsque je me suis décidé à me passer la bague au doigt, je me suis mis à en parler. Les  réactions étaient assez troublantes de la part des mecs autour de moi, qui viennent à  peu près tous de milieux relativement éduqués, plus ou moins militants. La plupart ne  connaissaient pas et se mettaient à ricaner à la simple idée d’avoir un anneau autour du  pénis voire même disaient que je me faisais « couper les couilles par ma meuf », que   c’était « une atteinte à ma virilité », ou encore une « belle castration en règle ». Du côté des  filles, c’était plus partagé. Si certaines ont réagi exactement de la même manière que les  garçons, d’autres ont trouvé génial le fait que je prenne ça en charge, et considéraient qu’il était « important que des mecs fassent ça ». Une connaissance m’a même dit que son  ex-mec avait porté le slip pendant deux ans durant leur relation et que ça n’avait été que du bonheur pour eux.  

De mon côté, j’étais décidé à poursuivre le but que je m’étais fixé. J’étais d’autant plus motivé que la réalisation n’était pas des plus compliquées : porter cet anneau tous les jours et attendre trois mois. Bon, j’avoue que trois mois me paraissaient très long au départ, mais cela passe finalement très vite dans une vie. Je me sentais par ailleurs assez fier de faire cela, et au contraire d’une atteinte à ma virilité, je percevais cet acte comme un regain d’autonomie sur ma propre sexualité, avec une bien meilleure connaissance de mon corps à la clef.  

Mon premier spermogramme 

Le spermogramme est l’examen de contrôle qui permet de compter et d’analyser les spermatozoïdes par un simple recueil en laboratoire. C’est prescrit par votre médecin traitant et remboursé par la Sécu. Protocole strict : cinq jours d’abstinence sexuel avant  le prélèvement. Boire un litre d’eau la veille au soir, un demi-litre d’eau le matin. L’idée d’aller éjaculer dans un flacon stérilisé ne m’enchante guère, mais bon, c’est pour la bonne cause. J’arrive donc au laboratoire à 9h, pisse dans un bocal à 9h10 et pénètre dans une salle de 5m2 à 9h15. Une petite salle de laboratoire tout ce qu’il y a de plus banale, où une  infirmière m’explique rapidement la marche à suivre avant de refermer la porte. Dans mon imaginaire, la salle de prélèvement était accompagnée de revues pornos ou de trucs  un poil excitants, mais là rien. La seule chose qu’il y avait était un tableau avec la célèbre photo des Pink Floyd sur laquelle on voit six femmes nues assises au bord d’une piscine avec des pochettes d’albums du groupe dessinées sur le dos.  

Une fois la chose faite, j’étais invité à laisser le flacon refermé et à noter mon heure de  départ sur un petit formulaire pour sortir sans voir l’infirmière. Étrange sensation que de sortir de cette salle et de voir des gens venus faire des prises de sang ou des tests urinaires,  ainsi que de croiser le regard de la secrétaire d’accueil, qui sait pertinemment ce que vous  venez de faire et qui s’empresse de baisser les yeux vers son agenda. « Au revoir » ai-je tout de même lancé avant de repartir fièrement.  

Dix jours plus tard, résultats. Intéressant de voir sa fertilité mesurée à ce point, quasiment au spermatozoïde près. Le rapport vous parle brièvement de leur pourcentage de mobilité, leur vitalité, etc. On en apprend pas mal sur soi mine de rien, et sur cette fertilité  qu’on a, dans notre vie de garçon, jamais vraiment l’occasion de constater sauf au moment d’une grossesse non-désirée. C’est comme cela que j’ai appris que j’étais fertile, et je dois dire que j’étais libéré de cette angoisse communément partagée chez les  jeunes aujourd’hui, mais cela se doublait d’une nouvelle franchement peu réjouissante.  Avortement et tutti quanti.  

Deuxième spermogramme et vol de croisière 

Au bout de deux semaines, on oublie déjà qu’on porte l’anneau tellement c’est peu  contraignant et indolore. Globalement, je le mets en me réveillant le matin et l’enlève en me couchant le soir. Je le place alors soigneusement sous mon oreiller (ça me rappelle un  vieil appareil dentaire au collège). Au bout de trois mois, c’est l’heure de prendre rendez-vous pour le spermogramme de contrôle, celui qui me dira si je suis enfin contracepté.  Même endroit, même infirmière, même photo sur le mur, mais à la place de cette légère  gêne de la première fois, une réelle impatience de connaître le résultat. À nouveau, délai  de dix jours, et là : 0,4 million de spermatozoïdes par millimitre de sperme. Houra ! je  suis contracepté. Pas besoin de retourner voir un médecin, je le constate moi-même, c’est bon, je peux faire l’amour (je rappelle qu’on peut évidemment enlever l’anneau au moment du rapport) sans aucune forme de rempart élastique, physique ou chimique  entre ma compagne et moi.6 Bonheur. Aucune espèce de changement dans mon corps, si ce n’est le fait d’être heureux de cette nouvelle à partager. Je suis désormais, comme me le dit Maxime par mail, en vol de croisière et fait partie des rares hommes contraceptés en France. Il existe d’ailleurs une communauté « d’androswitchers » qui a tout récemment migré sur Discord, pour échanger autour des pratiques, des questions ou simplement partager des morceaux de musique tel que Single Ladies (Put a Ring on It) de Beyoncé.

TRÉSOR
HORTENSE
TRÉSOR
HORTENSE

1. Pour plus de détails historiques autour de la méthode thermique, cf. https://www.thoreme.com/blog/https-www thoreme-com-blog-approche-technique/switch-up.html 

2.Vogeli, Martha, 1956, Contraception through temporary male sterilization, unpublished, Smith College Archives. 

3. cf. leur site : http://www.contraceptionmasculine.fr/ 

4. Pas si farfelu que ça finalement, car a abouti à un modèle qui fonctionne aujourd’hui. cf. https://hk.jemaya innovations.com/fr/ 

5. le site créé par Maxime, où l’on peut retrouver toutes les infos. cf. www.thoreme.com

6. Je rappelle tout de même que l’anneau est un moyen de contraception, et qu’il ne protège pas des MST. 

Victor Déprez


Entretien avec Maxime Labrit, concepteur et développeur d’Androswitch

En plus de raconter mon expérience personnelle, il me semblait aussi important de  m’entretenir ici avec Maxime, le grand inventeur de l’anneau, pour qu’il nous raconte un  peu son parcours. Entre pirate des méthodes contraceptives et lanceur d’alerte en exil, il  a osé aller jusqu’au bout d’une cause qui était loin de pouvoir évoluer aux yeux d’un corps  médical endurci. Je l’ai donc eu au téléphone, alors même qu’il était dans son atelier en  région Aquitaine en train de confectionner des anneaux.


Victor Déprez : Comment es-tu arrivé à concevoir cet anneau contraceptif ?

Maxime Labrit : J’étais en couple depuis un moment, on se posait des questions autour de la contraception et on était dans des impasses avec les méthodes classiques comme le stérilet ou la pilule. En faisant des recherches, je suis tombé sur le site d’Ardecom, qui avait un peu relancé son activité en 2013, au moment de la sortie d’un livre intitulé  la  contraception masculine.1 C’était une réflexion plurielle sur comment envisager une contraception pour un garçon en regard des luttes passées, qui visait à donner des protocoles médicaux pour que les hommes et les médecins puissent les appliquer. Ça a été un flop monumental. Ils pensaient que tous les médecins allaient s’en saisir pour proposer les alternatives présentées mais rien n’a eu lieu. Moi je suis arrivé à ce moment-là et j’ai demandé des infos. Je me rappelle encore du premier mail de Pierre, le co-fondateur de l’association, qui avait dit à ses compères « Hé on en tient un ! », pour te dire à quel point c’était exceptionnel comme démarche.

C’est à ce moment-là que tu as découvert le principe de la méthode thermique ?  

Tout à fait, c’est ce vers quoi je me dirigeais. Encore fallait-il avoir le bon outil. Et à  l’époque, il y a cinq ou six ans, la question était encore un peu obscure. Il fallait soit prendre rendez-vous avec le Docteur Mieusset à Toulouse pour le slip toulousain, avec un délai  d’attente de six mois, soit fabriquer soi-même son propre slip. Et là, je me voyais mal aller voir un couturier ou une couturière en lui disant : «  salut, pouvez-vous me fabriquer un  slip à trou sur mesure s’il vous plaît » ? 

Comment as-tu fait alors ?

Eh bien, vu que le slip me semblait pas tout à fait jouable, je me suis demandé si on ne  pouvait pas simplifier l’objet, si un simple anneau ne pouvait pas suffire à maintenir les  testicules en position haute. Et un jour, comme ça, je me suis levé de mon canapé, je suis  allé dans un magasin de bricolage et j’ai acheté des modèles d’anneau toriques, qui sont  normalement dédiés à la plomberie, pour les essayer sur moi et voir si ça tenait. Et  mécaniquement ça marchait ! Les testicules remontaient et ça tenait, je l’ai expérimenté  sur moi. Bon, le seul truc c’est que le matériau n’était pas tout à fait adapté au contact cutané, pas hyper agréable, rigide, etc. Donc il fallait trouver autre chose, je me suis dit qu’un anneau en silicone pouvait faire l’affaire.  

À ce moment-là, tu étais donc seul à te poser la question ?  

Oui, c’était avant tout une démarche personnelle. J’ai dessiné le prototype et me suis  rapproché d’un bureau d’étude pour qu’il me fabrique un moule. Je voulais ensuite  développer des fichiers CAO pour l’impression 3D et que chacun puisse se fabriquer soi-même son modèle en Fablab, mais à l’époque la technique était pas encore assez avancée  pour fabriquer des modèles souples, donc ça ne marchait pas. J’ai alors opté pour la  fabrication artisanale avec des moules qui restaient très chers (20 000 euros par moule  à peu près). Chaque anneau est donc fabriqué à la main, avec amour, et est en quelque  sorte unique. Chacun a sa petite imperfection, sa petite touche, ce qui est normal dans une chaîne de production artisanale comme ça. Je suis d’ailleurs en train d’en fabriquer un en ce moment-même, taille Cartman2 ! (J’entends en effet des mouvements de grattoir à travers le téléphone).

« Si on veut adopter des méthodes naturelles, non  invasives et saines, il faut quelque part faire avec notre nature et respecter nos temporalités de corps »

Tu parlais quelque part de tes inspirations pour concevoir l’anneau, est-ce que tu  peux nous en dire un peu plus ? 

Ma première question était de savoir comment concevoir un outil à visée de suspension  des testicules en opposition à la gravité. Il fallait concevoir une sorte  d’exo-prothèse antigravitaire pour utiliser quelque chose que l’on possède tous, la chaleur de  notre propre corps. Pour que l’anneau ne glisse pas, il a fallu penser une surface interne antidérapante, et de ce point de vue là, je me suis complètement inspiré des geckos ou des poulpes avec une forme de bio-mimétisme. J’ai observé le nombre et la répartition de leurs ventouses qui reposaient souvent sur le nombre d’or. J’ai reproduit à peu près la même chose sur l’anneau. Je voulais concevoir un outil basé sur nos connaissances du  vivant, en adéquation avec les positions naturelles de nos corps. 

Ensuite, il fallait respecter le temps du corps. Un garçon est cyclique sur trois mois, donc  la méthode prend nécessairement trois mois. On considère souvent que c’est un délai  trop long et pas acceptable, mais bon si on veut adopter des méthodes naturelles, non  invasives et saines, il faut quelque part faire avec notre nature et respecter nos temporalités de corps, sans chercher à tout prix des méthodes d’urgence. 

Tu peux nous parler un peu plus du matériau ?  

Là c’est un modèle très simple d’utilisation, sans latex, sans colorants, ni parfums, ni  BPA, ni phtalates, ni plastique, ni agents de blanchiment, ni toxines, donc hypoallergénique  et éco-responsable. Après je pense que le silicone n’est pas le meilleur des matériaux, on pourrait faire encore mieux, j’y travaille et ça viendra, mais chaque chose en son temps.  Concernant la fabrication par moule, j’ai forcément de la matière en excès, et justement, j’ai trouvé un plasticien qui voulait bien récupérer les chutes de silicone pour fabriquer ses  œuvres. Donc appel aux plasticiens, j’ai encore des chutes à refiler !  

Androswitch était donc conçu, quelles étaient les réactions autour de toi ?  

Les réactions qu’on trouve encore maintenant sur les réseaux sociaux. « Moi jamais, je  préfère la capote, ou attendre la pilule ». Et aussi un phénomène de méfiance, voire même  d’incrédulité : « si vraiment ça existait, tu ne crois pas qu’on le saurait déjà  » ? Ce qui est  vraiment la pire réaction pour moi, qui revient à tirer une balle dans le cœur des hommes quoi, parce qu’en fait j’ai envie de leur dire : « on vous a menti pendant tant d’années  et on vous a construit une posture de mâle alpha, qui est toute culturelle ». Et là, on se  rend compte que sans les bonnes informations, il est impossible de faire un choix libre  et éclairé.  

Et dans le milieu médical ? 

Au départ très peu de réactions, du fait de l’omerta sur la question de la contraception masculine, les médecins se contentant de dire : « jamais un gars se remontera les testicules », avec pour corollaire le fait que la contraception est seulement une histoire de femme et que le sujet est clos. Personne ne se posait la question de savoir si ça pouvait être partagé en fait. On m’a aussi dit que la méthode manquait de recul (c’est vrai que quarante ans, ça suffit pas hein…), que ça pouvait provoquer des cancers, avec cette notion culturelle bien établie : on ne touche pas au corps de l’homme. Certaines femmes gynécologues me disaient aussi que la pilule était un gain d’émancipation3 et qu’en allant vers ça, on  allait déposséder les femmes de ce qu’elles avaient gagné par les temps passés, ce qui  est vrai d’une certaine manière mais ce qui n’est pas du tout le but de l’anneau. Le but c’est de dire qu’on peut peut-être partager un peu plus la charge contraceptive, et que les hommes peuvent prendre ça en charge autant que les femmes. Il y a une rigidité de pensée chez certains membres du corps médical pour le moment, c’est très violent.  

Mais c’est culturel tout ça, faut pas l’oublier. Quand tu y penses, c’est vrai qu’il y a une époque pas si lointaine où le sperme était sacré. La fertilité de l’homme, on n’y touche  pas, c’est tabou. La contraception est donc devenue la responsabilité des femmes. Dès  l’adolescence, on les éduque, on leur écarte les jambes chez le gynéco et on médicalise leur corps. C’est une violence que ne subit jamais le garçon. On le laisse bien tranquille  avec tout ça, du coup il n’est pas amené à se poser la moindre question. Il est fertile c’est  tout.  

Tu observes quand même un peu de changement dans les mentalités ? 

Oui, c’est une petite révolution qui se met en place. Il faut que le corps médical évolue,  que le corps enseignant prenne le relais, ce qui commence à se faire. J’ai l’exemple d’un professeur de physique que je connais et qui utilise l’anneau. Il en a parlé à son collègue  professeur de biologie, qui a trouvé ça génial et qui l’a de suite intégré dans ses cours sur la sexualité.  Donc ça commence à se diffuser de cette manière, au niveau individuel. Mais il faut aller beaucoup plus loin et que ce soit relayé par les institutions, en fédérant toutes les  initiatives pour que les gens aient le maximum d’informations et puissent faire leur choix  en toute intimité. 

Tu penses que le fait d’avoir créé un outil plus adapté, permettra de changer les  pratiques ? 

J’ai l’impression oui, enfin je l’observe. Avec les modèles de slips textiles, on était à une  centaine de personnes par an qui s’y mettaient, alors que depuis deux ans avec l’anneau,  plus de quatre mille garçons s’y sont mis. La fonction existe depuis longtemps mais sans doute que l’outil était pas tout à fait adapté. Après ça ne veut pas dire qu’il faille l’oublier, ni oublier toutes les autres techniques qui existent pour les hommes comme  pour les femmes, loin de là. Il ne s’agit pas d’imposer quoi que ce soit, mais simplement  d’ouvrir une nouvelle porte pour avoir plus de diversité et de partage dans nos moyens de  contraception. Que ça vienne bousculer un peu nos pratiques aussi, car c’est en changeant nos pratiques, au sein de la société civile, qu’on viendra interpeler les pouvoirs publics. On ne peut pas attendre que les laboratoires pharmaceutiques s’en chargent en tout cas, puisque selon eux il n’y a pas de marché.  

C’est devenu un combat pour toi ?  

Carrément, je milite pour ça. Face au manque d’information et de mise à disposition des  outils, ça ne pouvait que devenir un combat. Il y avait quelque chose qui me révoltait et  qui me poussait justement à trouver la parade comme tu dis. En fait à un moment, j’ai  voulu développer la chose pour que ça puisse être fabriqué massivement dans d’autres pays,  parce qu’il n’y avait aucune raison pour moi qu’un tel moyen de contraception ne soit  disponible qu’en France. Il y a des tests cliniques depuis plus de quarante ans, la méthode  est archi-sûre, naturelle, réversible et malgré ça, il fallait ce qu’on appelle des legal opinions3,  des procédures ultra compliquées qui imposaient des délais entre cinq et dix ans, ce qui me semblait complètement absurde. Et c’est justement parce que ça semblait quasi-impossible et complètement absurde que je l’ai fait.  

Personne ne pourra m’empêcher de produire moi-même mes objets et de les distribuer.  Personne ne pourra m’empêcher de diffuser une information validée et de voir comment  elle est reçue. De ce point de vue là, internet a été une aide précieuse et je  suis confiant, la communauté d’utilisateurs et de scientifiques autour de l’anneau et de  la méthode grandit chaque jour… Donc ce n’est que le début d’une réelle nouvelle ère  contraceptive hors genre !

Victor Déprez

1. Jean-Claude Soufir, Roger Mieusset, La contraception masculine, Springer, 2013. 

2. Il existe cinq tailles d’anneau, toutes baptisées du nom d’un des personnages de South Park. cf. https://www. thoreme.com/quel-modele-choisir.html 

3. C’est la loi Neuwirth en 1967, qui légalise l’accès aux méthodes anticonceptionnelles et rend possible la diffusion de la pilule et du stérilet pour les femmes.  

4. Pour faire simple, une legal opinion est une procédure judiciaire qui permet de valider une opération particulière  de la part d’une entreprise auprès du droit international. 

Bonus : J’ajoute le lien d’un dessinateur génial dont m’a parlé Maxime. Il s’appelle Bobika, est basé à Marseille, et réalise une web-série dessinée sur les questions féministes avec des épisodes sur la contraception masculine. Allez  voir, c’est génial : https://www.bobika.cool/coeur

Entretien avec Juliette Ayrault

Autour de l’exposition Thundercage 2024 et pas que

Juliette Ayrault étudie à l’Ecole Nationale des Arts Décoratifs de Paris. Artiste plasticienne, elle travaille et vit à Paris. En développant une pratique entre photographie, photomontage, sculpture ou vidéo, son travail interroge les différentes temporalités que subissent les lieux et leurs objets, leurs liens à l’intime et au souvenir. Que ce soit avec le modelage ou par le biais d’objets récupérés dans des usines, il se dégage de ses installations une douce odeur de carcasse : blanchies par les rayons du soleil, ses sculptures sont soignées comme des fleurs sur une jeune tombe. « J’ai une grande tendresse pour ces objets témoins d’un temps. Je cherche à créer des espaces de narration où les superstitions, les rites et la poésie ont leur place. »

J’ai découvert le travail de Juliette dans le cadre de la Thundercage 2024, une exposition présentée en duo avec Hugo Laporte en octobre dernier. Thundercage est un cycle d’expositions à ciel ouvert situé à Aubervilliers, en banlieue parisienne. Pour cette édition, elle avait réalisé toute une série de travaux en lien étroit avec le territoire où allait avoir lieu l’exposition. Séduit par son projet, j’ai décidé de la contacter dans la foulée afin de réaliser cette conversation. Ça parle de métamorphoses, de savons, de bijoux, de squelettes et de caresses.

Extrait de « Cimetière d’Elephants » 

Comment est né le projet de l’exposition de la Thundercage ? Au vernissage, tu parlais de cette volonté de s’impliquer dans le quartier en allant travailler avec les usines alentours et d’aller glaner des objets autour du lieu même où allait avoir l’exposition. Comment as-tu fonctionné ?

Le projet de la Thundercage est une proposition contextuelle. Il y a d’abord un travail d’étude de terrain suite auquel je choisis trois lieux qui m’intéressent dans l’environnement de la Thundercage. Je viens ensuite glaner dans ces lieux-là des matériaux. Dans mes choix, je récupère autant des matériaux qui ont un statut de produit et de valeur marchande que des objets souillés ayant un statut de déchet. Puis ces matériaux s’agglomèrent et s’hybrident et à la fin cette hybridation et la rencontre de ces matériaux n’existent qu’à la Thundercage. 

Dans l’approche que les curateurs ont eu de cet espace, il y avait cette notion de non-lieu, d’un espace assez passif qui subissait son environnement. Moi je voulais déjouer ça, l’inverser et en faire un espace d’aspiration, et surtout d’apparition et de convocation. Finalement, la Thundercage est devenue le centre de gravitation de son environnement, le lieu de la métamorphose. C’est un triangle des Bermudes en fait. Quand je parle du triangle des Bermudes­­­­1, j’en parle comme de la croyance qu’on a d’un lieu de disparition et du fantasme que ça génère. Le fantasme existe aussi parce que c’est un lieu qui déroge à la maîtrise et ça en fait le théâtre de quelque chose de miraculeux ou d’une apparition ultra circonstancielle. Et ça, ça m’intéresse beaucoup. Et puis il y a aussi le fait que le triangle des Bermudes envisage la notion de courant. Tout ce champ lexical a beaucoup construit mon projet autant dans sa spécialisation que dans sa découpe, presque. L’installation, je la pense comme traversée par un souffle.

Quels sont les trois lieux que tu as choisi ?

Pour te parler des trois lieux que j’ai choisi, il y a d’abord un garage automobile spécialisé dans la Mercedes. C’est un Mercedes Benz Repair. Il y a aussi une recyclerie située à côté de la Thundercage. C’est un ferrailleur qui achète du métal au poids. Et en vis-à-vis, sur l’autre berge, entre Front Populaire et la Thundercage, tu as tout le quartier des grossistes, où là c’est essentiellement de la marchandise venue de Chine plutôt spécialisée dans le prêt-à-porter, la maroquinerie et les bijoux. A la fois ces trois espaces génèrent des déchets, et en même temps, tous sont produits avec une espèce de valeur ajoutée. J’avais envie de capter toutes ces nuances-là. Ces matériaux ont une valeur de témoins forts. Pour moi, les utiliser, au-delà de la cohérence que ça apporte vis-à-vis de la Thundercage, c’est aussi charger mon travail d’une temporalité autre, puisque en effet ces objets existent déjà. Ils sont à différentes étapes de leur vie de produit. J’ai donc un travail de sur-intervention, je les détourne, mais je ne les dénature pas non plus.

Comment est-ce que tu travailles sur ces matériaux ? Tu te les appropries d’une certaine manière, mais tu viens y ajouter des impressions sur les morceaux de tôle par exemple. Pour certains objets comme les bagues, tu te sers de tes sculptures comme de doigts.

Pour Belphegore2, tu utilisais des tiges en métal pour supporter tes céramiques. Là, tu as décidé de tout montrer tel quel, à même le sol, voir dans son carton d’emballage que tu avais fabriqué expressément pour l’expo. Cette volonté d’intégrer chaque partie du processus de création, avec notamment la présence des tickets de caisse ou du papier bulle destiné au transport des pièces semble faire partie intégrante de ton rapport à l’espace. Peux-tu nous parler un peu plus de ce processus ?

Ce que je cherche à faire c’est d’hybrider tous ces matériaux et de les faire se rencontrer en une seule et même entité. Et pour ça, il faut trouver des ressorts pour créer du lien et les associer. J’ai toujours une approche un peu protocolaire qui montre à voir des témoins du processus du projet et de sa confection. Ça existe dans ce projet-là mais ça existe dans beaucoup d’autres. Dont un que j’ai mené pendant le confinement qui est vraiment à cheval entre une proposition performative et une sculpture, où j’ai pas mal essayé d’envisager le modelage en tant que témoignage d’empreinte et de contrefort de mon contact. Pour moi, c’est déjà une façon de faire exister le projet dans une autre temporalité que le moment où il va être montré et achevé. 

Dans l’idée de la métamorphose, pour revenir à ce que j’évoquais juste avant, il y a d’abord l’idée d’une entité vivante, ou en tout cas de chair et d’os. Parfois j’ai parlé de carcasse, de charogne. Mais en tout cas, il y a cette idée d’un squelette pré-existant. Ce que toi tu envisages comme des doigts, moi je les envisage comme des os sur lesquels sont glissés des bijoux. J’ai monté le tout un peu comme une créature : d’abord l’os, après la peau. 

Quand je parle d’une entité, je l’envisage comme un corps, comme un résidu de corps. 

Dans les différentes étapes de réalisation du projet, t’as eu d’abord un temps de photos. Puis après le modelage des os en céramique, j’en ai tiré un en aluminium. J’ai récupéré l’aluminium car les carrosseries étaient elles-mêmes en aluminium. De ce tirage a ensuite existé une photo. Et c’est cette photo qui servira de covering3. Elle sera utilisée pour recouvrir une partie des pare-chocs. Pour réussir à construire une proposition avec une forme de densité et d’entité, c’est beaucoup un jeu de cohérence, de réponse et d’opposition tant dans les actions que dans les techniques. Puis pour le carton, la pauvreté assumée de ce matériau habite complètement l’espace public dans le quartier des grossistes car c’est du déchet lié au transport des marchandises. Finalement, que ça devienne quelque chose de l’ordre presque du reliquaire, de l’écrin ou en tout cas qui est valorisé pour supporter et recevoir des os, c’était une forme que je trouvais cohérente, amusante et qui déjouait un peu la valeur initiale de ce matériau.

Est-ce que tu as des traces de cette performance réalisée durant le confinement ? Pour le modelage des os en céramique, est-ce que tu t’inspires d’os réels, de fossiles ou d’images de carcasse que tu archives ?

Oui, j’ai une trace. En fait, c’est tout un projet qui a commencé d’abord par une documentation ou on va dire par l’expérimentation formelle de sculptures et d’images. Après, il y a eu un travail de performance sur le façonnage d’une pièce qui, à terme, est une sculpture même si elle est plutôt perçue comme le résidu de cette performance. Donc si tu veux, sur ce projet il y avait à la fois une série de photos qui s’appelait « Naître de la caresse et de l’usure », une restitution vidéo de la performance et enfin la sculpture. Celle-ci devient alors le témoin de ce moment de modelage. 

Et pour les os, oui de façon générale, je travaille par documentation et par banque d’images que je génère mais je ne suis pas dans une reproduction d’os d’un certain animal. C’est plus la matérialité de la faïence qui reste blanche et poreuse qui « appelle » l’os.

Les sculptures, tu les façonnes, pour reprendre ton terme, pour des événements précis comme la Thundercage ou la performance dans le cas de « Naître de la caresse et de l’usure ». Est-ce que les pièces de la Thundercage n’existent que par le biais de l’exposition elle-même ? Ou tu pourrais les présenter ailleurs et les mêler avec d’autres sculptures, un peu à la manière d’un bestiaire de charogne ?

Non, ça ne peut pas exister ailleurs, en tout cas pas dans les termes où ça a existé à Aubervilliers puisque c’est une proposition pour la Thundercage. Après, ça serait un exercice peut-être intéressant, mais il faudrait des ajustements et réadapter soit la pièce soit la façon dont on la montre et le statut qu’on lui donne. Donc oui et non. Non, pas telle quelle. Oui, avec des ajustements. Sinon ça perd de sa force, je pense.

J’aime beaucoup le titre que tu as donné à la performance, « Naître de la caresse et de l’usure ». Ce sont deux mots qui peuvent paraître contradictoires mais qui dans ton travail semblent se compléter, s’équilibrer. Est-ce que tu peux parler un peu de ces notions de caresse, d’usure et de comment tu travailles la céramique. J’imagine qu’il y a toujours un peu ces notions de rituel lors de la conception, voire une espèce de mythologie que tu donnes à voir lorsque tu réalises une pièce qui part de rien et qui à la fin, même si ça représente un os, peut avoir une forme plutôt abstraite.

Pour le projet « Naître de la caresse et de l’usure », disons que pendant la période du confinement et même en amont j’essayais d’interroger dans quelle dimension et de quelle façon je pouvais venir charger une sculpture de son façonnage et surtout valoriser son façonnage comme faisant autant oeuvre que son résidu. Du coup c’est vrai que l’environnement et les conditions des gestes barrières, qui ont ré-envisagé nos gestes de proximité et de soins depuis l’arrivée du covid, ont privé les gestes d’affection comme la caresse ou l’étreinte d’exister. Finalement ce qui accordait du soin et de l’attention aux autres devenait des gestes du quotidien, comme par exemple faire la cuisine ou faire la vaisselle. J’aurais aimé que tous ces gestes-là, dans leur récurrence et dans la façon dont ils pouvaient apparaître quotidiennement, puissent générer de l’usure sur les objets et laisser les traces de ces moments de soins qui, en fait, sont pour les autres. C’est de cette image de soin par procuration qu’est né le projet.

Je trouvais intéressant que finalement, même une caresse pouvait générer de la forme par son usure. La matérialité du savon — parce que tout le projet, je ne l’ai peut-être pas dit avant, se menait autour et avec le savon, qui a d’ailleurs une matérialité aussi extrêmement intéressante parce que c’est une matière très sensible qui répond beaucoup à son environnement et qui change de matière, de textures, de couleurs en fonction de là où il est — rajoutait aussi une dimension sensible.

J’avais écrit un petit texte qui était assez juste, je pense, où je disais que ces gestes du quotidien que l’on s’accorde à faire pour soi mais aussi pour les autres, apparaissent dans cette économie de contact comme des caresses proscrites. D’une sculpture née de l’usure de mes caresses sur un pain de savon, celui-ci se façonne comme le négatif de mon contact dans l’intimité carrée de la salle de bain. J’aime aussi beaucoup envisager le modelage comme un négatif. Une artiste4 que j’aime beaucoup aime dire qu’on a pas la même forme dans les mains. Je trouve ça assez naïf et c’est beau, en fait.

« Naître de la caresse et de l’usure », extrait du Solo Show chapter 3 à (re)voir ici : 
http://soloshow.online/juliette.htm

Nées de la caresse et de l’usure
De cet unique contact
réciproque nait des formes douces.
C’est l’histoire d’un temps qui s’oxyde, où le savon est de pierre et l’usure est une caresse.
un lieu où dans l’eau croupie roule des perles.
Quand après un baptême il ne reste plus que des traces.
En voici leurs empreintes, leur souvenirs d’étreintes.

Born of the caress and attrition
From this unique mutual contact arises soft forms.
It’s the tale of an oxidizing time, when soap becomes stone and attrition a caress.
It’s a place where, old water, rolls pearls.
When after a baptism, only traces are left.
This is their prints, their memories of embrace

Schéma du savon pour 
« Naître de la caresse et de l’usure » 

Vue de la sculpture dans l’atelier pour 
« Naître de la caresse et de l’usure »

Tu parles du fait que tu souhaites valoriser le façonnage comme faisant autant œuvre que son résidu. C’est drôle que t’utilises le mot résidu et pas résultat. Quand tu parles du confinement, j’aime bien l’idée qu’on aurait transposé la caresse et l’étreinte dans des gestes du quotidien comme la cuisine ou la vaisselle.

Tu dis aussi que tu travailles avec le savon, sa matérialité, sa texture, sa couleur. Comment est-ce que tu utilises le savon quand tu fais du modelage ?

La différence entre résidu et résultat c’est là où tu places, où tu jauges la valeur. Si le résultat c’est ce qui importe, le résidu c’est finalement ce qu’il y a eu un amont et qui importe autant, ou plus d’ailleurs. 

Pour le travail du savon, c’est une matière qui dès lors que tu la creuses ou que tu la coupes, tu ne pourras plus greffer deux parties ensemble. C’est une matière qui répond vite à l’usure et au contact ; je pense qu’on a tous l’expérience du savon qui fond et qui se lisse dans notre douche. J’ai procédé de la même façon. L’idée de la caresse c’est l’idée d’un passage de contact récurrent pour venir l’user et la modeler ; évidemment le savon est une matière qui prend l’humidité et qui récupère de la mollesse, voire un aspect crémeux lorsqu’il est trop humidifié. Ça a été un jeu avec sa transition.

Plus il a été hydraté, plus il a pu conserver la trace et le sillon de mes doigts qui passent. Et puis il y a autre chose aussi, c’est que dans les procédés de création et d’utilisation d’un savon, tu le laisses poser. Ce n’est pas quelque chose qui s’utilise tout de suite. En fonction de là où il en est de sa vie de savon, si c’est un jeune savon ou un vieux savon, il est plus ou moins dur et difficile à travailler. Du coup j’ai travaillé avec un savon jeune. Ce qui est à retenir c’est que c’est une matière sensible. Donc c’est aussi s’adapter à elle et jouer avec ses changements d’état et de texture.

Peut-être une question un peu naïve, mais est-ce que la couleur très pâle de tes sculptures vient de ton travail avec le savon ?

Oui, en fait comme je te disais, le savon réagit en fonction de son environnement, du taux d’humidité, de la chaleur ou du fait qu’il y ait du vent ou non par exemple. Les différents savons avec lesquels j’ai travaillé avaient des espèces de camaïeux de couleurs verte ou verte fade en fonction de leur maturité et de leur état de sécheresse. Certains savons ont une pâleur significative. Lorsqu’il a froid, le savon se crée une espèce de pellicule plus claire. Toutes ces nuances de couleurs étaient dues à la matière elle-même et c’est entre autres pour ça que je l’ai choisie.

Tu as parlé plusieurs fois de matériaux pauvres, pour revenir à ton travail autour de la Thundercage, et du fait que tu récupères pleins d’objets. Est-ce que que c’est quelque chose d’assez récurrent dans ta pratique d’aller glaner des objets et d’être dans une démarche écologique au niveau des matériaux que tu utilises ?

Ce qui m’intéresse dans le fait de récupérer des objets dits pauvres ou en tout cas des objets qui existent déjà et qui sont chargés d’une histoire, c’est que je les utilise comme des témoins plus que dans une démarche éco-responsable. Je suis plutôt dans un jeu de sens, de matérialité et d’usage que me révèlent ces objets. Je les utilise presque comme des symboles que je mixe avec des histoires que j’ai envie de raconter.

Je viens de me rappeler que j’étais tombé sur une photo sur ton Instagram, où tu avais enchaîné un citron, ça m’avait intrigué. Peut-être peux-tu en parler un petit peu ?

Pour ces pièces avec les filets sur des fruits, c’est exactement les mêmes procédés de travail. En fait, c’est de la recherche. Ça s’est retrouvé à mi-chemin entre un projet en cours qui s’appelle « Ça sent le citron, le savon et la pierre humide » et un autre projet qui consistait à réaliser un grand filet presque à l’échelle d’un corps avec des chaînes de bijoux usagées et abîmées. Ces chaînes étaient déjà chargées de leur histoire d’objet personnel. J’ai toujours un rapport au bijou et à la préciosité qui revient régulièrement dans mon travail et que j’aime exploiter.

Dans le contexte pré-apocalyptique de la Thundercage 2024, tu as décidé de nommer ta proposition « Cimetière d’éléphants », qui fait référence à cette croyance européenne selon laquelle les éléphants se réfugient dans un endroit très précis pour mourir. Est-ce que tu peux nous en dire un peu plus ?

Ce qui m’intéresse dans l’idée et la croyance du cimetière d’éléphants, c’est que c’est une croyance. Tout le projet s’est construit avec une notion d’aspiration et d’un espace qui viendrait entraîner dans son courant différents objets finissant par s’associer et muter entre eux. Il y avait cette idée du point de rendez-vous qui soulève à la fois des interrogations, mais qui suscite également le fantasme et puis le mystique aussi ; parce que le cimetière c’est à mi-chemin entre la vie et la mort, c’est l’espace de la fin de vie. Je trouvais que c’était une façon assez juste de redonner une couche de sens et une direction à mon propos, à le rendre lisible. J’aime bien les croyances et les légendes, c’est comme le triangle des Bermudes, c’est une façon de venir rajouter des clefs de lecture. Je me permet de te citer une phrase qui est extraite d’une interview de Mika Rottenberg au sujet de l’exposition qu’elle avait faite au Palais de Tokyo (c’est une traduction) : « Je pense que tous les objets ont une mémoire, celle de toutes les personnes qui les ont touchés ; c’est une extension de chacun en eux, il y a un travail mort en chaque objet ». Même si je détourne un peu cette phrase, car Mika Rottenberg5 parle aussi beaucoup du procédé de fabrication presque usiné et de tout ce rapport au produit — qui existe peut-être moins dans mon travail parce que je suis moins dans le domaine de l’intime et de ce qu’on sacralise —  à l’échelle de nos superstitions et de nos croyances, je trouve que c’est une très belle phrase et elle me nourrit beaucoup.

Extrait de « filet »

­1Le triangle des Bermudes est une zone géographique de l’océan Atlantique qui aurait été le théâtre de nombreux naufrages et disparitions de navires. Néanmoins, cela n’a jamais été prouvé, et ne serait appuyé d’aucuns faits existants.

2Belphegore est une exposition qui a été organisée en Mars 2020 par Folle Béton sous le commissariat de Raphaël Guillet, Maureen Béguin, Brieuc Schieb et Raphaël Massart, à la Maison Fraternelle, à Paris.

3Le covering est une forme de tuning qui consiste à appliquer un film adhésif sur la carrosserie d’un véhicule.

4Béatrice Bonino

5Mika Rottenberg est une artiste vidéaste contemporaine, née à Buenos Aires en Argentine. Elle a exposé au Palais de Tokyo à Paris en 2016.

Dorian Vallet-Oheix

L’usage des mains chez un chef d’orchestre

Interview de Christophe Eliot

Christophe Eliot est chef d’orchestre depuis 2008. Il est notamment l’un des fondateurs et aujourd’hui le directeur du Star Pop Orchestra qui est le premier orchestre symphonique « pop » professionnel français. Il dirige l’orchestre pour toutes sortes d’enregistrements, cinéma, jeux-vidéos, concerts classiques, etc. et il se spécialise de plus en plus dans le ciné-concert (projection intégrale du film sur lequel l’orchestre interprète la musique originale en live : Star Wars, Retour vers le futur, Indiana Jones, etc.). Il est aussi trompettiste professionnel et professeur en conservatoire.

Vous avez découvert l’apprentissage de la musique à travers le violon puis par la suite, celui de la trompette que vous pratiquez en tant que professionnel aujourd’hui. Le parcours pour devenir chef d’orchestre semble moins tracé que celui d’un musicien, il est plus rare d’avoir cette vocation dès son plus jeune âge. Comment est venue votre envie de devenir chef d’orchestre ?

Effectivement, la volonté de devenir chef d’orchestre arrive rarement à un jeune âge. Souvent ce sont des instrumentistes qui se tournent vers la direction d’orchestre, comme moi. D’ailleurs, il n’existe pas de cours officiels de direction d’orchestre pour les jeunes.Cependant il y a des exceptions : savoir dès son plus jeune âge que l’on veut devenir chef d’orchestre est une chance. Je suis devenu chef assez tard et j’ai acquis inconsciemment des gestes que j’ai rencontrés par imitation. Il faut savoir que tout chef d’orchestre a dix à quinze ans de retard quant au travail de la technique par rapport aux musiciens qu’il a en face de lui.

Pour mieux appréhender le chef que j’avais en face de moi, je trouvais important de comprendre ses gestes et donc d’en approfondir l’apprentissage. En tant que musicien d’orchestre, on est confronté à un grand nombre de chefs différents : certains sont excellents, d’autres moins… Alors je me suis dit pourquoi pas moi. Mais ce qui a été déterminant, c’est surtout l’envie de donner ma propre direction artistique à une œuvre (en respectant avant tout l’écriture du compositeur). Il ne s’agit pas de modifier ce qui est écrit, mais de l’interpréter. 

Quand je jouais dans l’orchestre, je me disais souvent que j’aurais préféré entendre une interprétation autre, qui la mettrait plus en valeur selon moi.

Est-ce que vous dirigez d’autres orchestres que le Star Pop Orchestra ?

Après avoir dirigé le ciné-concert de Retour vers le Futur, j’ai appris, totalement par hasard, que j’étais sur la liste des chefs d’orchestre habilités par John Williams pour diriger les ciné-concerts Star Wars. C’est un peu le graal des ciné-concerts, et le petit garçon en moi, qui avait rêvé d’être un « jedi », sautait de joie ! Quand je l’ai su, j’ai un peu forcé le destin en demandant à mon agent de contacter les orchestres potentiellement intéressés. J’en ai aussi parlé à des amis musiciens. Et j’ai été engagé par l’Orchestre National de Lyon pour quatre représentations sur l’épisode IV. J’ai aussi été contacté par une production tchèque qui m’a proposé sept représentations en Europe de l’Est sur le même programme, avec le Prague City Philharmonic Orchestra, dont les concerts ont été donnés avant ceux de Lyon.Puis je suis entré en contact avec un producteur français qui m’a engagé pour l’épisode VII sur deux représentations avec l’Orchestre Symphonique de Mulhouse. Cet épisode est moins connu que la canonique première trilogie, mais pour l’avoir étudié en profondeur, je peux vous dire que sa bande originale est vraiment formidable, et mériterait d’être plus souvent jouée. J’ai aussi été engagé pour deux concerts de « Saint Valentin » à l’Opéra National de Lorraine (Nancy) en février dernier pour lesquels j’ai eu carte blanche. Nous avons joué les musiques des films Roméo et Juliette de Zefirelli, Shakespeare in Love, Autant en emporte le vent, Quai des brumes, et pour ne rien oublier, le thème d’amour de Star Wars épisode II.

Que signifient les gestes du chef d’orchestre ?

Premièrement, nous battons la mesure. C’est une sorte de poteau indicateur pour donner le tempo aux musiciens. En théorie, les musiciens sont capables de respecter la mesure tout seuls, mais le chef d‘orchestre permet de mettre tout le monde d’accord comme un point de référence.Que l’on soit droitier ou gaucher, nous battons la mesure d’une seule main, il n’y a pas véritablement de règles. Parfois, il nous arrive de lâcher la mesure pour privilégier l’intention musicale, ou bien pour préparer un changement de tempo ou de caractère. Cependant, c’est plus risqué en ciné-concert car les tempos changent souvent et doivent être parfaitement synchronisés avec les images. Par exemple, pour Star Wars, John Williams n’a pas enregistré au clic, le tempo n’est donc pas parfaitement stable, il accélère de temps en temps et ralenti à d’autres moments. Parfois, pour suivre les images, on peut avoir en moins d’une minute quatre ou cinq tempos différents. 

Un chef d’orchestre peut parfois changer de bras pour battre la mesure, soit pour que certains musiciens voient mieux les gestes, soit pour changer de caractère, soit tout simplement pour se reposer le bras.

Personnellement étant droitier, je bats la mesure le plus souvent avec la main droite car elle est plus incisive. D’ailleurs, c’est celle qui tient la baguette.Quand j’ai besoin de précision, je vais donc utiliser ma main droite, alors que lorsque je souhaite un phrasé plus doux, en laissant plus de liberté d’interprétation aux musiciens, je peux utiliser ma main gauche, qui n’a pas de baguette. Mais à vrai dire c’est assez rare.

Exemples de gestes effectués par les chefs d’orchestres pour battre la mesure : 

Battue des mesures à deux temps (2/4, 2/2, 6/8…).
Battue des mesures à trois temps (3/4, 3/8…).
Battue de la mesure à quatre temps (4/4, 4/8…).
Battue dans le style allemand de la mesure lente à 6/8.

Si une main donne la mesure, que transmet l’autre ? 

  • Elle sert à plusieurs choses. Elle peut donner, à titre d’indication, le départ à une partie de l’orchestre qui n’a pas joué depuis un certain temps. Par exemple, le flûtiste qui a 27 mesures à compter, je le regarde, je lui fais un geste et je lui donne le top départ. Le geste que j’effectue doit être des plus évidents : je peux le pointer du doigt, ou lui tendre la main, paume tournée vers le ciel, comme pour lui donner la parole.
  • En outre, la main qui n’a pas de baguette (la gauche pour moi) est celle de l’expressivité, nous avons une infinité de gestes pour montrer les phrasés, les respirations, les nuances et les caractères. Le phrasé est souvent une évidence pour les musiciens lorsqu’on joue des répertoires qu’ils connaissent déjà. Mais ce n’est pas toujours le cas car l’interprétation est forcément personnelle et subjective.

Par exemple, lors d’un passage particulier de Star Wars IV, les musiciens jouaient très bien, c’était en place, mais ce n’était pas exactement ça musicalement. Quand les gardes de l’Empire débarquent dans le vaisseau de la princesse Leia, il y a un ostinato de basse aux violoncelles. Au lieu de jouer de façon insistante, les musiciens jouaient de manière trop légère. Je leur montre ce poids avec le mouvement de mes bras et la stature de mon corps afin d’avoir une texture plus épaisse, plus puissante et imposante. 

Pour tenter d’expliquer un peu mieux le terme de phrasé, je vais prendre l’exemple du Divertimento pour cordes en Fa Majeur, K138, de Mozart.

Je ne voulais pas un phrasé trop continu, qui selon moi ne correspondait pas au style (Il trace une ligne courbe de droite à gauche avec sa main pour insister sur la continuité). Je préférais quelque chose de plus pétillant et joyeux, avec des petits silences entre certaines notes et une désinence élégante (Il fait rebondir lentement sa main en soulignant les inflexions de la phrase qu’il chante). 

Tout le travail autour du geste consiste à le rendre le plus clair possible.

Il m’arrive d’effectuer un geste dont je suis persuadé de la clarté mais qui ne l’est pas forcément pour l’orchestre. Parfois, j’ai l’impression de devoir surjouer le geste pour être bien compris, mais il y a alors le risque d’en faire trop et d’être encore plus mal compris. En fait, plus le geste est simple, plus les musiciens sont à même d’en comprendre l’intention. Ce travail de simplification est plus difficile qu’il n’y paraît.Si malgré tout, les musiciens ne comprennent pas mon intention, je suis contraint d’arrêter l’orchestre et de donner mes indications de vive voix. Mais mon premier professeur, Jean-Sébastien Béreau, me disait toujours « il n’y a pas besoin de parler, votre geste doit montrer ce que vous voulez ».

À d’autres moments, la main exprime les nuances générales de l’orchestre, c’est-à-dire le volume sonore, par des gestes limpides. 
La paume vers le ciel, ça veut dire « donne-m’en plus ». 
La paume vers le bas qui descend, veut dire « plus calme, plus doux ».
Pour augmenter l’intensité, je lève la main vers le ciel et pour diminuer, je la baisse.
Finalement tous ces gestes sont très instinctifs.

Vous avez dit que vous dirigiez le plus souvent avec baguette plutôt que sans. Pour quelles raisons ? Et pouvez-vous nous en dire plus sur cette baguette ?

Il y a plusieurs raisons à cela, même si la principale reste tout simplement l’habitude.
Je n’effectue pas les mêmes gestes avec une baguette qu’avec la main libre. Quand j’ai un orchestre large, je préfère avoir la baguette. C’est comme une articulation supplémentaire, qui peut apporter une plus grande fluidité, ou une meilleure précision. Mais il y a des gestes qu’on ne peut pas faire avec une baguette, comme par exemple quand je veux quelque chose de plus tactile et délicat, que je ne peux obtenir qu’à l’aide de mes doigts (il bouge ses doigts subtilement).
Parfois je passe de l’un à l’autre au sein de la même pièce tout en dirigeant.
Il arrive aussi qu’on ait des baguettes différentes selon les œuvres, plus longues ou plus courtes, plus épaisses ou plus fines. Cela joue un peu sur le ressenti des musiciens et le rendu musical in fine. Pour un compositeur comme Mahler, je prends une baguette légèrement plus longue et plus épaisse que pour Mozart. L’un pour avoir plus de poids, l’autre pour plus de légèreté.
Mais ce n’est pas protocolaire, le plus important c’est que cela fonctionne.

Concernant le ciné-concert, la baguette est quasiment automatique pour moi, pour une raison très terre-à-terre que je ne m’imaginais pas au début. Nous jouons tous habillés en noir, avec un éclairage minimum pour que le projecteur puisse rendre la meilleure image possible sur l’écran. Mais il est important que le chef soit vu clairement par les musiciens.
Un jour, un ami chef d’orchestre nous dirigeait avec une baguette rouge et je me suis rendu compte qu’on ne la voyait pas bien, ce qui générait de petites imprécisions. Mes baguettes étaient alors en bois naturel, un peu ternes, et j’ai alors compris que les musiciens me suivraient bien mieux avec une baguette blanche, particulièrement dans un environnement sombre. C’est le même principe que les chefs d’orchestre qui font ressortir leurs manchettes blanches au bout des manches de leur veste noire. Depuis ce constat, j’ai fait repeindre toutes mes baguettes en blanc !

Quel est le rôle des autres parties du corps ?

Même si beaucoup d’informations passent plutôt par les bras, les émotions passent à travers le corps tout entier. Cela dit, il faut faire attention à ne pas brouiller le discours (corporel), car trop d’informations tuent l’information.

Le regard et l’expression du visage sont aussi essentiels. Un jour, un de mes professeur m’a dit que si j’étais incapable de maîtriser les émotions de mon visage, il fallait que je reste stoïque. Mais je ne suis pas d’accord. Je pense au contraire qu’il faut travailler les expressions du visage, un peu à la manière d’un acteur, pour transmettre ces émotions.
Par ailleurs, nous réagissons spontanément à ce que nous entendons, parfois sans le vouloir. Quand un musicien fait une erreur, il nous arrive d’avoir un regard assassin malgré nous. J’essaie plutôt d’avoir un regard explicite tout en étant encourageant face à ces situations.
Sinon, j’ai vu des chefs d’orchestre utiliser des parties du corps plus insolites, parfois avec un résultat étonnamment positif. Un jour, dans la Symphonie Fantastique de Berlioz, Emmanuel Krivine a donné un départ de contrebasse avec le pied, comme s’il appuyait sur une pédale d’orgue ! L’effet a été formidable. Bernstein a aussi dirigé une œuvre uniquement avec les yeux grâce à des mouvements de paupières ! Et il y a bien sûr le comique Danny Kaye qui, dans son spectacle, donne les départs à tout l’orchestre avec ses mains, puis avec un coup de pied, un coup de coude et termine même avec sa langue ! Il n’était pas chef d’orchestre de métier, mais ça fonctionnait !

Est-ce que vous prenez soin de vos mains ?

Pas plus que ça, je ne fais pas de manucure ou de soins spécifiques. Mais quand je suis devant l’orchestre, mes mains doivent être irréprochables au niveau de l’hygiène par respect pour les musiciens. Donc je fais quand même attention, avant de monter sur le podium, à bien me laver les mains, à avoir les ongles coupés et propres. Rien de bien compliqué en somme.

Et bien sûr en tant que musicien, je fais attention à mes doigts pour éviter les blessures. 

Vous êtes-vous déjà surpris à faire des gestes de chef d’orchestre dans la vie de tous les jours, quand vous parlez ou quand vous dansez ?

Bien sûr, ça m’arrive très souvent à vrai dire. Le plus drôle c’est quand je pense à une partition et que je me mets à travailler mes battues en plein milieu de la rue. Les gens qui me voient doivent me prendre pour un fou !

Sinon, dans la « vraie vie » j’utilise parfois des gestes de nuance. Pour demander à quelqu’un qui parlerait trop fort de gentiment baisser le ton par exemple. Si j’arrive à lui faire comprendre avec un geste et un sourire, je me dis que c’est gagné. Ou encore, lorsque je regarde un film en famille, pour ne pas déranger l’écoute des dialogues, je demande parfois à ma femme de monter ou baisser le volume en élevant ou en abaissant la main (il rit).

Parfois, je m’imagine sur une autoroute, en train d’arrêter toutes les voitures d’un geste de la main, pour tester l’efficacité de ma posture. Mais en réalité je ne le fais que sur les passages piétons pour calmer certains automobilistes trop rapides ! Si j’arrive à me faire comprendre de cette manière dans la vie de tous les jours, je me dis que ce sera d’autant plus facile de me faire comprendre des musiciens d’orchestre qui sont rompus à l’exercice.

Finalement, ces gestes, je ne me surprends pas vraiment à les faire, je les utilise plutôt pour progresser, comme une sorte d’entraînement. Ma gestuelle dans la vie de tous les jours doit probablement être plus parlante que celle d’autres personnes.

Hugo Laly