
Hortense
Hortense
Je ne sais pas si j’étais programmé pour vivre cet instant. Ou si c’est cet instant qui était programmé pour me trouver. Mais je me souviens m’être dit que c’était la parade qui était venue à ma rencontre.
Je quittais un endroit que j’aimais pour aller en rejoindre un que je ne connaissais pas encore. J’allais d’un point A à un point B, obligé de passer par cet autre point X inconnu sur la carte du Pérou.
La voiture me déposa là, au milieu du canyon, à 3200 mètres d’altitude.
Une grande église rose sur la place semblait veiller sur le village.
Du calme plat que m’inspirait cet endroit, je sentis monter une agitation. J’entendis comme un grondement au loin. Il se faisait de plus en plus proche. Puis, à une vitesse phénoménale, je vis une vingtaine de taureaux conduits par des hommes à chapeaux passer devant moi et manquer de me faucher.
Je continuai mon chemin. Je croisai de vieilles dames dont il était facile de reconnaître qu’elles avaient enfilé ce jour-là des robes spéciales. Elles couraient dans la rue comme pour ne pas louper quelque chose. Je décidai de les suivre.
J’arrivai dans une ruelle remplie de danseurs et danseuses aux capes bariolées. Un grand orchestre composé d’hommes aux allures de cow-boys répétait en boucle la même chanson. Chacun d’eux semblait lutter pour ne pas être écrasé par le poids de son instrument.
Je me pris alors à danser avec eux. Puis, comme pour sauvegarder cet instant de l’oubli, connaissant les réticences de mon cerveau à retenir des moments que je lui aurais intimé l’ordre de conserver, je sortis mon appareil photo.
Une personne vint me glisser une petite phrase à l’oreille. Puis une autre. Rapidement, je compris qu’on me confondait avec le photographe officiel de l’événement. Je ne niai pas.
Chacun m’invita alors à manger quelque chose chez lui. On me réclama pour suivre
le cortège de la procession de près. Les quelques personnes les plus importantes du village étaient conviées à déambuler avant d’aller écouter le discours du maire. On me demanda d’y être. Le maire visiblement très ému remercia les personnes présentes. Il me cita dans son discours.
La nuit tomba petit à petit. À cette altitude les mixtures spéciales qu’on m’offrait à boire me montaient vite à la tête. Je n’étais pas en état de faire la conversation mais le maire du village vint à ma rencontre. Je tentai de faire bonne figure. Il me dit qu’il avait quelque chose à m’offrir. Je fus surpris et ému jusqu’au moment où je compris qu’il s’agissait de la main de sa nièce. Sans avoir le temps de lui expliquer quoi que ce soit, la nièce apparue, me pris par le bras et m’entraîna dans une danse soutenue sur la place du village devant l’église.
On dansa des heures, elle et moi, au milieu de la foule.
Enfin, le gigantesque feu d’artifice mêla le rouge et jaune des fusées au rose de l’église reconstruite, me disait-on, après un récent tremblement de terre. C’était superbe. Un grand portrait de la virgen del Carmen fut hissé au-dessus de nous.
De la suite, je ne me souviens plus, si ce n’est que j’avais rendez-vous le lendemain pour déjeuner chez le maire et aller avec lui à la corrida prévue à 14h. Mais je n’y suis jamais allé, déjà reparti pour rejoindre le point B.
Sacha Teboul
Il est des zones géographiques dont on entend régulièrement parler. Hélas, cette récurrence médiatique est rarement de bonne augure. Depuis que je suis en âge de comprendre les informations TV ou radios (quelques dizaines d’années maintenant), des régions, des pays semblent constamment sous le feu de l’actualité, mais surtout des armes. Les raisons de ces affrontements peuvent être diverses. Il y a tout de même quelques sujets de discorde que l’on pourrait qualifier de classique : la religion bien sûr ; sans doute le premier motif venant à l’esprit, mais souvent un simple prétexte, la guerre de l’eau se cachant derrière celle-ci. Les sous-sols sont bien souvent convoités ; les richesses enfouies font s’affronter les hommes et parfois les soi-disant conquérants: or, diamants, pétrole, uranium, etc… Parfois, la simple haine de l’Autre suffit à attiser les conflits. Cette haine n’étant en général qu’un simple concours d’ego (pour ne pas viser plus bas). L’intérêt matériel, territorial ou pécuniaire n’est pas obligatoirement à l’origine d’un conflit. Curieux paradoxe, mais il arrive que la fin d’un conflit en engendre un nouveau
« Les kalachnikovs sont mises en bandoulière et les guitares reprises en main. »
Derrière les dunes hypnotisantes du désert malien, se cache un interminable combat territorial. Colonisée par la France pendant près de 80 ans, cette partie du Sahara trouve son indépendance en 1960, après un référendum en 1958. Pour les touaregs, cette date représente le début d’une longue période difficile, après des années de paix, de prospérité et d’aisance. Dès le début, le nouvel Etat malien réprime la révolte des touaregs, ces derniers étant les occupants séculaires de cette zone du Sahara. Les gendarmes maliens arrêtent, battent, tuent les touaregs.
Nombreux sont ceux, qui du Mali et du Niger migrent vers l’Algérie et la Libye. De ces mouvements de population naît le mouvement Teshumara, prônant les valeurs touaregs. Au début des “eighties”, trois musiciens s’associent pour créer le groupe Tinariwen, qui deviendra au fil du temps un des principaux ambassadeurs de la culture touareg, mais surtout l’initiateur d’un courant nommé désormais le blues touareg. La première chanson du groupe narre l’attaque du village du chanteur, les tentes brûlées, les parents arrêtés, puis tués. A destination de la jeune génération, ce titre impose immédiatement Tinariwen comme un vecteur de la rébellion. La rébellion des guitares, diront certains.
« Si on avait écouté nos textes, nous n’en serions pas là aujourd’hui. Nous sommes un peuple pacifique, mais nous n’acceptons pas qu’on marche sur nos têtes. Depuis cinquante ans, nous demandons des écoles pour nos enfants, des puits pour nos bêtes, le droit de pâturer sur notre territoire. En cinquante ans, nous n’avons rien obtenu. » (1)
Mais une des particularités de Tinariwen est dans son parcours. Le groupe part en Libye, dans un des camps d’entraînement armés du général Kadhafi, pensant y trouver les solutions pour s’opposer à l’oppression malienne. Cependant le groupe écrit toujours et enregistre des cassettes qui circulent ensuite clandestinement, leur musique ayant été déclarée interdite d’écoute au Mali. Pas simplement de diffusion, mais d’écoute. Rapidement il apparaît que le combat armé n’est pas la réponse adaptée pour affronter ceux qui s’opposent à eux. Cette prise de conscience est un catalyseur. Cette période sera le fondement réel du groupe que nous connaissons aujourd’hui. Les kalachnikovs sont mises en bandoulière et les guitares reprises en main. La notoriété grandissante de Tinariwen devient leur arme principale.
« Il ne s’agissait pas seulement de motiver les combattants avec des chansons. On peut dire que Tinariwen est à l’origine du soulèvement » (2)
C’est en 1990 qu’ils reviennent au Mali, à l’occasion d’une réelle rébellion nationale, en intégrant le mouvement populaire Azawad, qui leur financera l’achat d’instruments de musique (première guitare électrique d’Ibrahim ag Alhabib, le chanteur), la formation devenant un collectif, avec des musiciens de passage. Trois choristes intègrent la formation, amenant une touche féminine : la Tendé. Traditionnellement chantée sur les places de villages par les femmes autour d’un mortier, qui, recouvert d’une peau tendue en fait un instrument de percussion, le Tendé.
En 1992 un pacte de paix nationale est signé au Mali, et les fusils peuvent être remisés pour de bon. La musique devient enfin l’unique arme utilisée. Les festivals s’enchaînent en Afrique, puis en Europe, notamment le festival Toucouleur à Angers en 1999, qui lance le groupe en Europe. Et c’est alors la mise sur orbite du groupe. De grands noms les parrainent, dont Robert Plant de Led Zeppelin, qui suite à une édition du festival du désert devient quasiment un attaché de presse de luxe.
« Moi, voyageur solitaire du désert, rien d’étonnant, Je supporte le vent, je supporte la soif, et le soleil. » (3)
Depuis les premiers couplets, les textes de Tinariwen traduisent la vie nomade, l’amour du désert, des éléments, mais surtout des difficultés à maintenir ce fragile équilibre naturel. Le format musical est quasi immuable ; chaque phrase chantée est répétée par les choristes, puis la deuxième, puis la troisième… jusqu’à une forme d’hypnose permanente, sur fond de musique Assouf, rythme berbère maquillé de guitares blues. La culture touareg est l’ingrédient principal de la musique de Tinariwen, mais le chanteur revendique des influences aussi diverses que Rabah Driassa (que tous arabes écoutent, dit-il), James Brown, Elvis Presley, et … Boney M (certainement ce qui s’entend le moins dans leur musique). Le groupe attire progressivement des musiciens d’horizons diverses, tels que Mark Lanegan, Kurt Vile ou Tunde Adebimpe de TV On The Radio. Sur le dernier album en date, Amadjar en 2019, on peut entendre Warren Ellis, Rodolphe Burger et Cass Mc Combs. Le spectre des invités devenant de plus en plus large au fil des albums.
Le Blues touareg compte maintenant de nombreux représentants, qui dans le sillage de Tinariwen perpétuent une tradition musicale face un monde de plus en plus globalisé. Parmi lesquels l’on trouve Toumast, Bombino, les filles de Illighadad, Imarhan, Tamikrest ou Songhoy blues, pour ne citer que les plus connus. Tous n’ont pas le même parcours que Tinariwen, mais tous traduisent dans leur œuvre les difficultés que connaissent encore aujourd’hui les différents peuples nomades de l’Afrique sub-saharienne.
Un très beau documentaire de Jérémie Reichenbach retrace le parcours du groupe: Teshumara, les guitares de la rebelion ».
(1) déclaration du bassiste du groupe.
(2) déclaration du chanteur du groupe
(3) Le Festival au désert est une manifestation culturelle musicale qui se déroule chaque année au mois de janvier à Essakane, à deux heures de piste de la ville de Tombouctou au Mali, depuis 2001
(3) extrait de la chanson « Amassakoul ‘N’Ténéré »
Pour aller plus loin, un très beau documentaire de Jérémie Reichenbach retrace le parcours du groupe : Teshumara, les guitares de la rébellion Touareg.
Patrick Nauche
Morceau à écouter dans la compile 133% jouir qui accompagne la sortie de ce numéro Printemps 2021 – Trouver la Parade :
A l’école Vitruve, certains enfants ont le rôle de médiateurs.trices
Ils.elles sont chargé.es de faire la médiation entre des enfants en conflit. Ils aident à mettre des mots sur la colère, sur l’animosité, ainsi qu’à faire tomber la violence physique en passant par l’écoute, la parole, mais aussi le dessin ou la discussion de groupe.
‘Veille périodiquement à te susciter des obstacles,
obstacles pour lesquels tu vas devoir trouver une parade…
et une nouvelle intelligence.‘
1981 – Henri Michaux
Enfant, je n’étais pas très « douée » pour ce qu’on appelait la gym au sol : roues, équilibres sur les mains, trépieds, sauts de main et autres acrobaties ne me réussissaient pas (ou plutôt je ne les réussissais pas). Je restais donc, avec quelques autres camarades, sur la touche, me contentant de regarder évoluer celles pour qui cette modification du rapport de son corps à l’espace ne posait aucun problème. N’étant nullement encouragées à progresser, nous attendions. Il y avait les « douées » et les autres, c’était ainsi.
Mais après les premiers moments d’échauffement, les choses se compliquaient dans les figures à accomplir et c’est alors que je pouvais intervenir : c’était la parade.
La parade auprès des autres. Il s’agissait alors de parer à toute éventualité de chute, de mauvais mouvement, voire de blessure, protéger, prévenir, anticiper pour aider à la réalisation de la posture ou du saut en toute sécurité. Notre rôle était essentiel.
Accompagner sans faire à la place de l’autre, sans même à peine toucher ni intervenir physiquement, mais mettre en confiance, faire reprendre courage, pousser à recommencer pour toujours progresser.
Cette responsabilité fut tellement importante et gratifiante que c’est elle qui me revient en mémoire lorsque j’évoque l’image de la « parade » ; elle est le symbole même de ma vision de l’éducation, celle que j’ai tenté de mener dans mon travail auprès des enfants dont j’ai eu la charge tout au long de ma carrière d’enseignante.
L’école se doit d’être ce lieu où la parade existe. La parade en termes d’accompagnement et de mise en confiance, dans la sécurité. C’est donc ce sens que je retiendrai (car en regardant les synonymes existant pour ce mot, ils ne sont guère positifs pour la plupart : affectation, cabotinage, ostentation, chiqué, bluff, fanfaronnade, échappatoire, étalage…), celui de la mise en place de dispositions nécessaires pour pouvoir faire face à, préparer pour, être prêt à…
Alors à quoi l’école peut-elle parer et préparer ? Comment poursuivre cette parade qui met en confiance et permet de réaliser sans crainte ni honte ? Comment trouver une parade au stress, à la pression familiale, environnementale, sociétale, à la compétition, à la crainte de ne pas savoir, de se tromper, de ne pas réussir, de ne pas oser se lancer, du regard des autres et de leur jugement qui provoque la honte et empêche de progresser ? Comment parer à la violence physique et verbale, la moquerie, la difficulté des relations entre enfants, garçons et filles, petits et grands, à l’individualisation, à l’isolement, à la responsabilité unique ?
Comment parer et transformer l’idée que le travail est ennui, une obligation vide de sens, parer à la négation de soi, à l’acceptation de ses difficultés comme une fatalité (je suis trop petit, trop nul, pas capable), parer à la frustration de ne pas pouvoir décider ou au moins proposer par soi-même, de ne pas être entendu, parer à une vision d’un monde sur lequel on ne peut agir.
L’école est un bien commun
Prenons le problème du stress, de la peur de la moquerie, de la « boule au ventre » que l’enfant peut ressentir lorsqu’il est interrogé, seul, à sa place ou au tableau face aux autres, si la situation vécue alors ne l’est pas dans la confiance. Un climat de confiance des enfants entre eux, de l’adulte envers l’enfant et des enfants vis-à-vis de l’adulte est indispensable. Ce climat de confiance est essentiel dès l’entrée de l’enfant dans son école.
Cette confiance passe par le sentiment très fort de l’appartenance à ce groupe hétérogène que représente une école : un lieu commun que chacun s’approprie non pas comme une juxtaposition de classes, mais comme un lieu de construction d’échanges, de mutualisation dans lequel les apprentissages vont se dérouler de manière globale à travers un projet de production par les enfants (spectacle, exposition, restaurant…), projet social dans lequel prennent sens les apprentissages. Un enfant doit pouvoir aborder l’école dans sa totalité (le rapport de 1 à 250 est possible en école élémentaire) : chacun peut connaître l’autre par son prénom et peut agir sur lui et avec lui quel que soit son âge. L’école est alors un bien commun à préserver, porter, transformer et ouvrir à l’extérieur pour l’enrichir et s’enrichir.
La coopération comme parade à la compétition
Revenons donc à cet enfant solitaire, réfugié dans son angoisse face à ses pairs qui ne seraient que des individus rassurés pour un temps de ne pas être à sa place, se désintéressant de ses difficultés à répondre, voire s’en moquant.
Si tous les enfants de ce groupe considèrent alors que l’apprentissage de chacun les concerne tous, si chacun essaye d’avancer et de réfléchir avec l’autre, de comprendre pourquoi lui ne comprend pas, d’avancer des hypothèses, de comprendre que le « tu » est en fait un pluriel, alors le groupe avance en même temps que l’enfant interrogé, soulagé et progressant.
« Aujourd’hui, dans notre groupe de CE2/CM1, Nora, enfant de CM2, vient avec une lettre d’invitation qu’elle nous lit : « tu es invité à notre représentation de music-hall jeudi après-midi à 15h place des fêtes »…
Je (instit) réponds donc illico « merci Nora de m’avoir invitée, oui je viendrai, etc » Bien sûr, immédiatement la réaction des autres enfants se fait entendre « ben non, nous aussi on veut y aller, ce n’est pas juste, etc ». Or, derrière l’apparente provocation, ma remarque n’a pas pour but d’amuser la galerie, ni de provoquer une révolte. Mais parce que l’emploi du « tu » de la lettre cache sans doute une intention (en tous cas, c’est ainsi que je l’interprète et l’utilise volontairement), j’interroge donc les enfants sur ce « tu » : pourquoi, si les CM 2 invitent tout le monde, Nora emploie-t-elle le « tu » qui ne s’adresse normalement qu’à un individu ? A ce moment, après réflexion, l’un des enfants s’exclame « ah ! c’est comme quand tu dis « Eliot, tu vas au tableau », c’est en fait chacun qui va au tableau dans sa tête ! »
Et c’est bien de cela qu’il s’agit. Le « tu » doit interpeller et personnifier chacun ; le « tu » devient un « je », de même que tous et donc chacun doivent se sentir personnellement invité à la fête par Nora et les CM2, chacun doit comprendre, au quotidien, que dans le « Eliot, explique ce que tu n’as pas compris » chacun s’appelle Eliot parce que chacun est au travail personnellement ET AVEC lui. Chaque enfant est ainsi prêt à intervenir si besoin, observe ce qu’il fait, explique et moi j’apprends avec lui.
Apprendre ensemble est donc bien autre chose que le « vivre ensemble » si souvent décrété actuellement. Apprendre ensemble, c’est faire ensemble, fabriquer du commun par la confrontation, l’argumentation et la découverte de différents cheminements de la pensée des autres.
De la plainte au projet, ou comment trouver une parade à la moquerie
Pour permettre à l’enfant de progresser, la moquerie doit être prise en considération et traitée comme il se doit : un facteur de honte et d’humiliation pour celui qui la subit et un frein puissant à sa capacité de confiance en lui.
La possibilité d’un système de régulation des conflits (nommé dans notre école « plaintes ») a été inventé et mis en place comme objet d’apprentissage. Mener un débat sur les conflits, c’est faire acte d’instruction (ne dit-on pas instruire une affaire ?)
Instruire c’est donc construire une démarche, et non pas énoncer des règles morales, ou « règles de vie », car dans la vie les choses ne sont jamais « réglées » du moins pas définitivement. On apprend donc que les relations entre humains sont observables, descriptibles et qu’on peut y apporter des solutions expérimentales ou provisoires.
Extrait du bilan écrit par un élève de l’école :
« Quand B. a porté plainte contre moi qui m’étais moqué d’elle à cause de ses chaussures de sport parce qu’elles n’étaient pas de « marque », les enfants ont réfléchi ensemble sur comment faire pour que je change de comportement par rapport à ces histoires de mode, de marque et arrête mes moqueries envers B.
Le groupe a décidé que je devrais faire avec B. des recherches pour faire un exposé sur les conditions de travail des enfants dans le monde qui fabriquent ces vêtements de marque. J’ai appris que ces enfants étaient exploités, presque pas payés et vivaient dans de mauvaises conditions. On a fait cet exposé devant tous les enfants et on a beaucoup discuté des habits, de l’image, de l’apparence qu’on veut avoir, de la honte d’être différent parfois… On a lu une histoire « les habits neufs de l’empereur » d’Andersen qui montre bien la bêtise d’un roi qui, « pour ne pas avoir l’air de… , pour ne pas paraître idiot ou différent », va se ridiculiser. Je suis allé aussi lire cette histoire aux plus jeunes de CP parce qu’on a dit que ce problème concernait tout le monde. J’ai appris aussi à mieux connaître B. avec qui on a bien travaillé et donc j’ai pu changer d’idée sur elle. On a pensé que si on travaillait ensemble, on apprendrait à se connaître et à mieux se comprendre, donc à moins se moquer. Parce que souvent on se moque par ignorance.
Ensuite avec tout mon groupe « classe » on a monté un spectacle autour de cette histoire. On a réécrit le texte, fait un décor en ombres chinoises, on s’est renseigné sur les techniques de fabrication des tissus, en classe verte on a tondu les moutons, appris à filer la laine, à utiliser et fabriquer un métier à tisser, appris à tricoter et organisé un atelier pour apprendre à tricoter aux autres, invité une couturière à nous expliquer son métier. On a présenté ce spectacle à toute l’école, aux parents, aux amis et en classe verte au village de Montsalvy dans le Cantal. Et incroyable, à la fin, dans le bilan, le groupe m’ a dit merci ! Parce qu’à cause (ou grâce à ) de cette histoire de plainte, tout le monde avait pu apprendre plein de choses ! »
Se mettre au travail, acte volontaire, parade à l’ennui, à la passivité ou à la dépendance
Tout au long de ses apprentissages, l’enfant attend (souvent) de l’adulte une réponse immédiate à ses questions. C’est d’ailleurs cette compréhension de l’acte de se mettre au travail comme acte volontaire — sans attente de l’injonction de l’adulte — qui est longue à intégrer, dans un environnement surprotecteur de l’enfance, prenant en charge, installant des cadres, donnant des réponses immédiates aux « besoins » des enfants, voire anticipant même ses besoins. Le fait d’apprendre à progresser en étant assuré d’avoir compris ce qu’on a à faire demande donc un effort et un travail au long cours. Certes, tous ne progresseront pas au même rythme ni en comprenant les mêmes choses au même instant, mais existe-t-il par ailleurs des situations dans lesquelles un groupe d’individus apprenants apprendrait et progresserait de façon linéaire, une fois pour toutes et au même moment ? Le fait de prendre son temps n’est pas le perdre. Or, c’est dans l’obligation d’expliquer les questions qu’il se pose que l’enfant va apprendre. L’enseignant est donc à la parade, en position de guide qui va pousser l’enfant à comprendre lui-même (et avec ses pairs) ce qu’il a à chercher. Il va l’accompagner dans sa réflexion. L’enfant n’est plus considéré comme une machine exécutante qui se met en marche pour appliquer, parfois même sans comprendre pourquoi il le fait.
Lors de l’enseignement des mathématiques, ce n’est pas la recherche de techniques pour arriver à un résultat qui est prioritaire, c’est que l’enfant se demande réellement ce qu’il cherche, ce que signifie la représentation de ce qu’il voit, comment la mettre en mots. La technique viendra après la pensée, mais c’est bien la pensée qui prévaut. Alors (bien sûr) l’enseignant fournira aussi des outils variés, à expérimenter, à privilégier selon les besoins.
Parer à la fatalité et à l’irresponsabilité par la possibilité de pouvoir s’approprier le monde dans lequel on vit, ou l’apprentissage de la démocratie
Si l’école est bien considérée comme le lieu commun à tous, sa construction, son fonctionnement, son évolution et son ouverture sont donc aux mains de tous ceux qui y vivent et la font vivre, enfants comme adultes.
Ainsi la façon de s’y déplacer, son rangement, son nettoyage, son ambiance de travail, son animation, l’ensemble de tous les lieux qui la composent, les comportements de ses usagers, etc sont la responsabilité de tous, donc de chacun, mais nécessitent en amont une organisation en différents groupes « de responsabilités » : médiateurs, contrôleurs de vitesse, ludothécaires, coopérateurs, coordinateurs, régulateurs du flux de la cantine, accompagnateurs aux toilettes. Ces différents groupes ont été des réponses, des structures d’organisation, aux obstacles et problèmes inhérents à tout groupe humain vivant ensemble.
Mais l’existence de ces structures répond à un besoin particulier à un moment particulier. Elles sont
donc proposées, élaborées, mises en place par enfants et adultes et font l’objet régulièrement de bilans pour en vérifier le fonctionnement et l’amélioration qu’elles apportent. Elles peuvent alors être pérennisées, disparaître ou être modifiées. Ce qu’on met en place n’est pas un règlement affiché et figé. Non, l’apprentissage de ce qu’est la démocratie passe avant tout par cette pensée de décisions provisoires qui va obliger à la remise en cause, au contrôle, au débat permanent pour ne pas tomber dans l’illusion de l’acquis.
Et ce n’est pas facile car bon nombre d’enfants se contenterait de décisions définitives, plus confortables, quitte bien sûr à montrer leur désaccord en les transgressant plutôt que de les porter à la discussion (le désaccord des silencieux !). Le lieu de ces propositions et décisions est le Conseil d’école enfants » .
En conclusion,
cet écrit est le témoignage de ce que nous avons — avec tous les autres acteurs de l’école — tenté de mettre en place, d’expérimenter, pour aider les enfants à grandir en apprenant qu’ils n’étaient pas seuls, qu’ils étaient, certes, en développement mais pouvaient avoir prise sur leur apprentissage, qu’ils étaient capables de questionnements et d’être en quête de solutions, guidés par les adultes que nous sommes.
Ainsi mettre en place une parade aux obstacles nous oblige à l’intelligence collective pour inventer. Et cette intelligence, cette recherche permanente m’auront permis de considérer notre travail comme une « véritable valeur humaine » et auront donné sens à ma vie. Elles m’auront aussi donné l’optimisme indispensable à la création de « parades », même (ou surtout) dans une époque où la morosité, la défiance et le découragement sont majoritaires.
1.
Voici, pour illustrer cette idée du questionnement et de la réflexion, un type de travail de recherche mathématique proposé aux enfants de CM2 et soumis tel quel à leur recherche. On voit ici que l’enfant n’est pas confronté à un exercice « pour l’exercice » mais à des données correspondant à une situation réelle (soirée spectacle dont la recette alimentera la caisse de leur voyage à Venise dans quelques mois ). Il doit donc passer par un processus de questionnement divers pour établir son bilan.
« FARCES ET CHANSONS »
Première soirée spectacle dans la salle carrée pour financer le séjour à Venise
Prix des places | Public | Boissons |
5€ (soutien), 3€ (adulte), 2,50€ (enfant) | 162 personnes dont 90 enfants et 4 invités adultes. 24 adultes ont payé une place « soutien » | Les CM2 achètent 11 packs de coca, 7 packs de bière et 11 packs d’oasis. Les prix de ces packs sont à rechercher dans le cahier de projet (donnés après enquête en magasins du 13/10) |
Pizzas | Bancs et tables |
Les CM2 font 31 pizzas Chaque pizza est coupée en 6 parts | 1 banc pour 5 personnes 1 rangée de tables en fond de salle pour compléter les bancs (1 table pour 3 personnes) prévoir une allée centrale |
A LA FIN DE LA SOIREE :
1. Toutes les parts de pizzas sauf 6 ont été vendues « à votre bon cœur ! » (prix moyen de vente de la part 1,95€)
2. La moitié des adultes a bu une bière
3. L’ autre moitié des adultes a bu un coca
4. Le tiers des enfants a bu un coca.Tous les autres ont bu un oasis.
5. Un spectateur a glissé un billet de 20€ pour soutenir les classes vertes dans la boîte « à votre bon coeur »
TRAVAIL À FAIRE :
Dessiner le plan de salle pour le public (bancs et tables)
Faire le bilan financier de la soirée et l’inventaire des boissons restantes
2.
Le conseil d’école Vitruve est une réunion hebdomadaire d’enfants délégués en roulement par leur groupe pour les représenter. Chaque instit de l’école l’anime à tour de rôle. Le conseil permet l’information, prend les décisions, soumet des propositions, lance des missions d’observation, contrôle le suivi et la légitimité des décisions. Toute décision peut être changée sur proposition. Un compte-rendu en est rédigé et distribué dans chaque groupe pour information. Exemple :
Le 27/09 Suivi des décisions et propositions
A/ le foot dans la cour : tout le monde doit pouvoir jouer dans la cour. D’autres jeux que le foot sont possibles. Proposition d’un emploi du temps des jeux de ballon à étudier dans les groupes. Désigner un arbitre par groupe. Décision au prochain conseil d’école.
B/ les médiateurs : explication / rappel de ce qu’est un médiateur : il s’interpose dans un conflit, fait parler et écoute, essaie d’arranger les histoires. On doit écouter les médiateurs puisque la décision d’avoir des médiateurs a été prise par toute l’école. Le médiateur non respecté doit appeler à l’aide d’autres médiateurs ou/et appeler un adulte.
Quelques paroles d’anciens devenus adolescents ou jeunes adultes :
« j’aimais bien parce qu’on apprenait tout en ayant un but, un projet, on nous bourrait pas le crâne avec plein de choses qu’on allait oublier juste après. »
« il y avait aussi des enfants qui n’étaient pas d’accord avec le fonctionnement. Ils ne voulaient pas être « acteurs » ils préféraient être dans le confort d’obéir/désobéir… »
« on nous donnait des responsabilités, ça prouvait qu’on nous faisait confiance. »
« les relations étaient humaines. Avec ces relations simples, presque amicales, il est plus facile de travailler et d’avancer ensemble. »
« on n’était pas méprisés et on avait l’impression qu’ils nous trouvaient intelligents… » « je crois que si les adultes prenaient tout en charge, ce serait une école pour adultes ; les enfants ont besoin de se sentir utiles. »
Isabelle Tarjot
Décembre 1960. En Algérie, De Gaulle vient parader du 9 au 12 décembre pour promouvoir son projet néocolonial de « troisième voie », nommé « Algérie algérienne ». Inspiré des modèles imposés dans les anciennes colonies françaises, cette solution a pour but de placer au pouvoir une classe dirigeante soumise économiquement à l’État français. Après avoir largement démantelé le Front de libération nationale (FLN) dans les villes et les maquis de l’Armée de libération nationale (ALN), la France ne s’attend pas à connaître un soulèvement généralisé dans de nombreux centres-villes. Durant trois semaines, les classes populaires algériennes, beaucoup de femmes, d’enfants et d’anciens, débordent l’ordre colonial en s’opposant à la fois à la police et à l’armée. Ce soulèvement populaire de plusieurs semaines dans tout le pays empêchera le Général de Gaulle de se rendre à Alger et à Oran.
Cette défaite française constitue un tournant décisif vers l’indépendance algérienne de 1962.
La contre-insurrection, ou guerre contre-révolutionnaire, théorisée par l’armée française pour faire face aux différents mouvements indépendantistes voit ici ses limites face à la détermination du peuple algérien. Cette forme de « guerre dans la population » avait notamment été utilisée en Indochine puis trois ans auparavant durant la bataille d’Alger (janvier-octobre 1957) où le général Massu « pacifiait Alger » par la violence. En décembre 1960, le peuple algérien prend sa revanche malgré une répression encore particulièrement meurtrière avec un bilan officiel de plusieurs centaines de morts, blessés et disparus. Six ans après la bataille de Diên Biên Phu perdu en Indochine, l’empire colonial français subit un nouvel affront. Charles de Gaulle est contraint de négocier avec le Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA) de Ferhat Abbas et Krim Belkacem. Le 19 décembre, l’Assemblée générale des Nations unies vote la résolution 1573 (XV) reconnaissant au peuple algérien son droit « à la libre détermination et à l’indépendance ». Cette défaite française constitue un tournant décisif vers l’indépendance algérienne de 1962.
Cet épisode méconnu de la révolution algérienne a poussé Mathieu Rigouste, militant et chercheur en sciences sociales, à effectuer une longue recherche socio-historique de sept ans. Cette victoire populaire oubliée est désormais racontée à travers le projet intitulé « Un seul héros, le peuple ». Celui-ci est constitué d’un site internet, d’un livre paru aux éditions Premiers Matins de Novembre et d’un documentaire à prix libre. Le site des Inrockuptibles l’a notamment classé parmi « les dix documentaires qui ont fait 2020 » au côté notamment d’«Un pays qui se tient sage » de David Dufresne. Mathieu Rigouste cherche ici à relater un moment historique où le modèle de la contre-insurrection française est mis en échec. Il est raconté par des algériens et algériennes, historiens ou témoins de cette période. Selon Mathieu Rigouste, cette séquence a fortement influencé le schéma répressif mis en œuvre le 17 octobre 1961 à Paris par le préfet de police Maurice Papon. Ce soir-là en plein Paris, des milliers d’Algériens de tous âges, venus des bidonvilles et des quartiers populaires pour manifester contre le colonialisme et le racisme seront raflés, tabassés, internés, tués et jetés dans la Seine. Décembre 1960 est aussi la scène historique qui inspire la pensée de Frantz Fanon lorsqu’il commence à concevoir Les damnés de la terre, le mois suivant. Enfin, elle discute avec le « printemps arabe » et s’adresse à la diversité des soulèvements du monde contemporain.
Le travail de Mathieu Rigouste le distingue de la « sociologie universitaire », il « essaie d’utiliser les sciences sociales pour fabriquer des outils qui permettent aux luttes sociales de construire elles-mêmes leurs armes ». Il s’intéresse aux appareils répressifs, de surveillances, de contrôles de l’État français utilisés depuis des années dans les quartiers populaires puis diffusés dans les centres villes, par exemple lors des Gilets Jaunes. Il est également l’auteur d’un ouvrage paru aux éditions la Fabrique en 2012, La domination policière, où selon lui la violence policière n’a rien d’accidentelle. Cette violence, légitimée par l’État, cherche à maintenir l’ordre chez les « damnés de l’intérieur », populations les plus pauvres, souvent non-blanches, originaires des quartiers populaires. Elle bénéficie d’un marché mondial de l’armement où les industries privées ne cessent de développer des armes dites « non-létales » (flashball, taser etc.) et les fournir aux États pour réprimer les contestations sociales.
Le projet « Un seul héros, le peuple » conclue un cycle plus large d’une quinzaine d’années de recherches sur la contre-insurrection et les sociétés sécuritaires. Il intervient également dans un contexte où Emmanuel Macron a chargé l’historien Benjamin Stora de remettre un rapport sur la colonisation et la guerre d’Algérie. À la réception de ce rapport le 20 janvier dernier, l’Élysée a réagi qu’elle ne présenterait « ni repentance ni excuse » quand bien même notre Vème République, instaurée à la suite de la guerre d’Algérie, ait du sang sur les mains. Il est loin le temps où le candidat Macron qualifiait en février 2017 la colonisation de « vraie barbarie » et même de « crime contre l’humanité ».
Vincent Hercy
Lien du site : https://unseulheroslepeuple.org/
Dans la forêt de Chasteaux, les peupliers sont fiers. Ils n’ont pas été avares en bourgeons. François Fleury en a récolté plusieurs poignées pour les faire macérer dans une bouteille en verre. De prime abord, nul ne se risquerait à plonger ses lèvres dans cette concoction jaunâtre. Et pourtant, elle est un remède d’enfer pour garder une bonne santé ! Sitôt une gorgée avalée goulûment, voilà François qui bondit de sa chaise en bois, sculptée par ses mains calleuses. « Il y a toujours quelque chose à faire, par ici », s’émerveille-t-il en observant la nature qui s’offre à lui.
« J’ai été patient, j’ai attendu une dizaine d’années avant que des gens me rejoignent, confie François, mais ce temps pour moi m’a fait réaliser qui j’étais vraiment, quels étaient mes vrais besoins »
Depuis quinze ans, celui qui se surnomme le lutin des bois veille sur ces lieux, nichés au cœur de la Corrèze. Sur le terrain qu’il possède, François Fleury sème des graines, s’occupe de ses choux, flatte ses navets et chérit ses salades. Il a presque atteint l’autosuffisance complète. « Je plante aussi des cabanes », ajoute-t-il avec malice. L’une se dévoile au détour d’une bambouseraie, une autre au sommet d’un monticule. Leur toit est tel un chapeau de verdure, entièrement enseveli sous un camaïeu de verts : du lierre, des feuilles et des plantes sauvages aux noms inconnus. Et saugrenus lorsque découverts.
Ces cabanes, désignées comme des paillourtes en référence aux yourtes, ces habitats traditionnels mongols dont elles tirent leur forme ronde, se fondent parfaitement dans leur environnement. Logique, puisqu’elles sont entièrement composées de terre crue du terrain, de paille (fournie par les agriculteurs du coin) et de bois (de peupliers, souvent déracinés par une tempête soudaine). Seules les fenêtres ne sont pas d’origine naturelle… Mais le verre reste de récupération. Ici, rien ne se gaspille, tout se réinvente.
Chaque paillourte a un nom qui lui est propre. Le but : éviter les sempiternels la maison de, le logement de et autres chez moi… Ici, le concept de propriété n’a plus lieu d’être. L’aspect foncier est fui comme la peste. Si François part un jour, la Lutinerie, la cabane qu’il habite actuellement, pourra accueillir d’autres personnes. « J’ai été patient, j’ai attendu une dizaine d’années avant que des gens me rejoignent, confie François, mais ce temps pour moi m’a fait réaliser qui j’étais vraiment, quels étaient mes vrais besoins ». Jamais il ne s’est senti seul. Autour de lui, les charmes, les érables et les frênes lui susurrent à l’oreille. « Chaque tige m’est familière, chaque nouvelle pousse m’est amicale », explique-t-il.
C’est ce bois qui a accueilli, il y a près de deux ans, quatre nouveaux arrivants, quatre nouveaux gardiens. Jonathan, Caroline et leurs deux petites filles, Manny et Lia, se sont installés en haut d’une butte dominant la vallée verdoyante. C’est là qu’ils ont construit de leurs mains, avec patience et amour, la Bergerie, une cabane touffue et chaleureuse. Après avoir grandi dans la capitale et « excellé chacun dans leur domaine professionnel », comme l’explique à demi-mots Caroline, le couple a décidé de s’extraire du tumulte urbain. « Notre mode de vie ne correspondait plus à nos valeurs profondes, avoue Jonathan, on était face à une nature, à un monde, où les ressources étaient en train de s’épuiser. On en avait assez d’expérimenter cette urgence climatique et ces enjeux sociétaux à travers des écrans, des statistiques. Le fait de vivre au cœur des écosystèmes, de sentir les cycles, la vie au plus profond de nos êtres, ça fait qu’aujourd’hui, on se sent beaucoup plus imprégnés ».
Dehors, le gel s’accroche vaille que vaille aux frêles brins d’herbe. Mais à l’intérieur de la Bergerie, l’air chaud enveloppe la peau. Le poêle, au centre de la (seule et unique) pièce, réchauffe tout l’espace. Les chaussures sont laissées à l’entrée et les orteils s’épanouissent sur une multitude de tapis entassés, élimés mais moelleux. C’est une véritable bulle en terre. Un puits de lumière, au centre, laisse s’échapper l’air du poêle et en échange, accueille la lumière du ciel, qui se répand à l’intérieur et farfouille dans chaque recoin.
Pour conserver leurs aliments, Jonathan et Caroline utilisent un frigo du désert, un système écologique de refroidissement sans électricité, ainsi que des coffres hermétiques. Pour faire cuire des plats, ils possèdent une gazinière… « Et on espère fabriquer bientôt notre propre méthaniseur, pour ne plus dépendre du gaz », indique Caroline, l’œil pétillant. Pour se doucher, le couple part se laver, quelle que soit la saison, dans une belle rivière en contrebas de la prairie. Il épargne néanmoins cette épreuve glacée à leurs deux petites filles, qu’il lave à l’intérieur de la cabane : un système de bac d’eau à remplir, combiné à une poire de douche qui s’active par gravité, leur permet de les doucher avec de l’eau chaude. Ils ont aussi des toilettes sèches.
Du reste, la vie se contemple plus facilement. « On éprouve une joie infinie à vivre dans notre belle cabane, à voir nos filles qui s’épanouissent dans cet environnement, on apprend, on observe par les odeurs, les couleurs, raconte Jonathan, je me sens revenir à l’école ». C’est une école qui s’expérimente en collectivité, et nécessite du temps, du soin et de l’attention. « On a une pensée qui n’est pas dogmatique, qui n’est pas figée », explique Jonathan. Entre Caroline, Jonathan et François, la complicité est sans équivoque.
Chaque semaine, tous les habitants du lieu — ils sont une petite dizaine au total, répartis dans une poignée de cabanes — se retrouvent. Durant cette réunion hebdomadaire, ils échangent des idées, inventent de nouvelles choses, élaborent des projets, et festoient ! « Ainsi réunis, on imagine d’autres modes de vie, d’autres styles à inventer pour se rencontrer, pour se réjouir, pour créer. Et là, comme tout est à créer, qu’il y a de l’espace et du temps, notre imagination est excitée par les meilleures choses qui soient, se réjouit François, c’est un tout un petit monde à recréer, à imaginer ».
Il semble tout droit sorti d’un rêve, ce monde. Il est pourtant bien réel.
Joanne Girardo
Awaiting her new performance DISQUIET sensational aesthetic or technokin, Belgian choreographer and dancer Lisa Vereertbrugghen released a Techno Meditation onto the world. Intrigued by the fact that these two supposedly opposites have quite some characteristics in common, I talked to her about an alternative experience of body and mind in times of corona.
Bo Vloors : You are a dancer, choreographer and researcher. Could you explain to me, from a research point of view, what the relation is between Meditation and Techno?
Lisa Vereertbrugghen : Concerning my research on hardcore techno, I try to figure out what this music does to my body and mostly, how it activates my body. I think there is a certain political power in it. There is an interaction going on, in a very material way, between the sound frequencies and my body. Body to body. Techno lends itself very well to this because it is an abstract sort of music. At the core of the music, there are no emotions or even a storyline, but an experience and physical sensation instead. Through this experience, the sound centralizes the attention on my body, the here and now. I feel the bass in my gut, the synths on my skin and those high frequencies penetrate my ear in a not uncomfortable way. When I listen to techno or dance to techno music, I become aware of how I feel myself, right now. Mindfulness meditation has the same objective: to bring people to the here and now, to make them think about their sensations and feelings. Both practices slow down time and draw attention to sensations, be them small or large.
How do you relate the current Covid situation (which implement less social contact and isolation) with Techno and Meditation?
I think that the pandemic only amplifies what was already in the air. I felt an alienation in myself and my environment, a kind of drifting into my own thoughts that lead to nowhere, and which, sometimes, can become very critical and negative. So many conversations I shared had a very negative undertone when it came to the general well-being. Techno and meditation want to draw attention to the material, to concrete things like the body, the environment and the sensations of both. Away from “information”, and focused on “sensation”. Both practices want to reconcile the thinking with the materiality of existence. It would be great if I could say that the current lockdown has taught us all to live a little slower, but I think the opposite is true. Our bodies may be more on the spot, but our thoughts are drifting far away.
Because of that same Covid, you released this Techno Meditation while awaiting to perform your new piece DISQUIET sensational aesthetic or technokin. Do you see Techno Meditation as a kind of counter-reaction (with a certain political touch) against the closing of nightclubs and theatre, or rather as an alternative proposal to perform within the four walls of our homes, respecting the measures of the government concerning the current situation?
It is difficult to experience art during a lockdown, so much has been cancelled and reduced. Yesterday I saw a beautiful video work by Yves Vermeulen1 and Lorenzo De Brabandere2, on the digital platform of Bâtard festival3. Such experiences have been rare in recent months. With these meditations I try to send something in the world that fits the current context. A dance that can still be fully appreciated in a lockdown situation. It’s not the registration of a dance, but a work that stands on its own.
For quite some time now, I have been making these mixes for personal use. Those first meditations were part of my own warm-up during rehearsals. Then I shared one with my students at the academie royale des beaux arts during the first lockdown. When I saw that it could benefit them, I resolved to create a Techno Meditation with the necessary care and attention for a wider audience.
I have to admit that the physical stimulation by techno, in combination with the mental sensation of the meditation, does establish a certain clash. During my first Techno Meditation I was alone in a room, sitting on a chair, eyes closed. I was completely taken in by the waves of repetitive techno and the vocal guidance. At the end of the session, I felt like awakening from a trance, on one hand, and on the other I realised it was a shame to experience the Techno Meditation while being seated. The second time, I shared the same track with some members of Voyons Voir. It was a curious fact that we all started the Techno Meditation in a standing position, but we all ended up seated on the floor. While reflecting on our experience, it became clear that each individual felt compelled to make a choice between the physical and the mental. All eventually chose the mental: stimulated by the repetitive nature of techno but overcome by the vocal guidance which puts your body’s mental perception at the centre, everyone eventually decided to trade their ‘active’ vertical position for the ‘passive’ horizontal position. I think that the Techno Meditation is an experience that you should learn to practice. You do not succeed the first time to merge the sensation of body and mind without having listened to the same track multiple times to let the purity of the Techno Meditation emerge in you.
I think it is important to say that there is no single way to do this meditation. My sister has a physical disability and I also make my work for her and other people for whom dancing upright is not obvious. My sister did the meditation while sitting and yet she danced, in her own way. Dancing can also be invisible. You also hit an important point with the voice-music relation. That has really been a long process of (re)mixing. If the voice is too loud it seems like I want to dictate something and the music only serves as the background. If the voice is too quiet it seems like the content of the text doesn’t matter. It must be loud enough to allow people to engage physically in the dance without losing the vocal guidance. But then, the beats also need to be loud enough to touch people. And then in the end, the whole also shouldn’t kill your ears. I do edit the meditation. For Meditation n°2, I used two different Zoom meditation lessons as material and I edited them in where I found them fitting the music. The two elements, voice and sound, are therefore completely equal and you can follow what you want, and when you want.
The first Techno Meditation was released at the end of December 2020. For it, you mixed existing songs with a meditation voice that could be found on the internet. The second track was released at the end of January 2021, where you collaborated for the first time with meditation master Linda Naini4. How did this collaboration go? Have you discovered, from one another, more insight into the inner experience of both techno and meditation?
Indeed, the first meditation consisted of one of my favourite techno tracks Soopertrack5 from Extrawelt6, with a meditation of “Living Better”7, which I found on Youtube. That meditation was a very general body scan, where a voice guides you through your body and pauses at each body part; For the second meditation I wanted to introduce a new meditation concept, and also a new voice. The sound of the voice is so important. Linda has a phenomenal voice. I found one of her meditations on Youtube and when I sent her an email asking if I could use the audio, she responded very positively that she wanted to create one, especially for the Techno Meditiation. Together we then looked which concept would fit the techno track I had in mind and we arrived at feeling tones (vedanās). She then sent me the Zoom registrations of two of her online meditation sessions that I could edit according to my own wishes.
Our conversations were also about language, mainly about how to keep everything as concrete and physical as possible. Sometimes meditation can be about « life » or « existence » in general. For this project I was looking for concrete language. The more concrete the better.
Despite the Techno Meditation being sent out into the world within the framework « awaiting », can we expect a future development of this project? Such as releasing a Techno Meditation album, where you not only work with a meditation master, but also with your favourite DJs? Or as a participatory performance in the theatre, or even night clubs?
I would indeed like to continue with this and I dream of performing them live as soon as we are allowed to dance together again, with the necessary accent on sound to make the live experience even more intense. But for the time being I have planned to make a series of 5 meditations for the upcoming months. In the meantime, I am learning how I can approve my mixing-skills and also how to do this live. I’ve been making shitty garage band tracks for years. This is the opportunity to give myself the time to make better tracks, better mixes, better production.
To end, would you describe Techno Meditation as a « physical lecture »?
No, because a “lecture” means that I have a wisdom that I want to share, which I don’t think I have. I ‘m mainly a dancer who wants to share a dance.
The Techno Meditations are available to listen to online : https://www.lisavereertbrugghen.com/
Bo Vloors
1 Yves Vermeulen – Belgian performance artist
2 Lorenzo De Brabandere – Belgian performance artist
3 Bâtard festival – annual performing arts festival in Brussels.
4 Linda Naini (US), is a certified Mindfulness Meditation teacher and Life Coach through the Maryland University of Integrative Health
5 Soopertrack – released 13 june 2015, album Soopertrack
6 Extrawelt is a German electronic music duo composed of DJs and composers Wayan Rabe (GER) and Arne Schaffhausen (GER)
7 https://www.youtube.com/watch?v=T0nuKBVQS7M
En couple depuis 4 ans, nous commencions à nous poser des questions avec ma copine après qu’elle soit passée par tous les moyens de contraception possibles. Du stérilet, qui lui provoquait des règles douloureuses à répétition, à la pilule, qui la dégoûtait, rien ne lui convenait véritablement. Je voyais les effets secondaires sur elle un peu plus chaque jour, et ça ne m’allait pas. Pas de raison en effet, qu’elle porte toute la charge d’une contraception qui nous concernait tous les deux. Nous nous sommes alors renseigner sur d’autres moyens et notamment sur ce qui s’offrait aux hommes. Au menu des possibilités : préservatif (classique) ; coitus interruptus ou retrait (peu fiable) ; piqûres d’hormones hebdomadaires (mais l’idée était justement d’éviter les hormones) ; pilule masculine (pareil) ; ou bien vasectomie (un peu trop radical). Puis un jour, un ami m’a parlé du « slip toulousain », rien que le mot faisait sourire, et c’est d’ailleurs une pratique qui fut longtemps et sans doute encore moquée. Mais le principe était intéressant et surtout très simple. J’ai alors commencé à me documenter.
Un peu d’explication et d’histoire
Peu d’entre nous le savent mais la spermatogenèse (le cycle de fabrication des spermatozoïdes) dure trois mois. Au bout de trois mois, les spermatozoïdes sont prêts à aller assiéger l’utérus de nos chères compagnes pour tenter de pénétrer dans l’ovule. La spermatogenèse a lieu en permanence, l’homme est donc toujours prêt à féconder, en toute occasion, partout, tout le temps. Seulement, la spermatogenèse a lieu quelques degrés en dessous de la température du corps (37°C), de l’ordre de 2ou 3 degrés, à 34,5°C pour être précis. C’est pour ça que nos testicules se trouvent en dehors du corps, dans la poche appelée scrotum, pour favoriser cette fameuse spermatogenèse. Or, il existe des conduits situés au niveau du pubis, les conduits inguinaux, dans lesquelles les testicules peuvent remonter au chaud (ça a forcément dû vous arriver une fois messieurs). C’est sur ce principe étonemment simple que se fonde la méthode de contraception dite thermique, qu’on aurait pu développer depuis l’Antiquité au moins, puisqu’on connaissait déjà les effets délétères de la chaleur sur la fécondité masculine (Hippocrate en parle quelque part1).
« Pas de raison en effet, qu’elle porte toute la charge d’une contraception qui nous concernait tous les deux. »
Dès les années 1930 même, Martha Voegeli2, une médecin suisse, testait avec succès en Inde, dans le cadre d’un programme de contrôle des naissances, les bains d’eau chaude quotidiens. Ses résultats montraient les effets de la chaleur sur la spermatogenèse, et cette méthode fut ainsi reconnue par l’OMS. Dans les années 1970, des hommes de l’Ardecom3 à Toulouse (Association pour la recherche et le développement de la contraception masculine) se rassemblèrent pour réfléchir à des moyens d’appliquer la méthode. Ils ont ainsi testé des trucs plus farfelus les uns que les autres, dont des slips chauffants à base de résistances électriques4, mais comme quoi, l’imagination débridée peut donner de belles choses car dans ces mêmes années, le docteur Roger Mieusset mit au point à Toulouse le premier slip contraceptif, aussi appelé le RCT (« remonte-couilles toulousain »), un simple slip muni de bandes élastiques et d’un trou laissant passer la verge et le scrotum pour maintenir les roupettes en position haute. Celles-ci se retrouvent naturellement près du corps et en prennent la température de 37°C, ce qui suffit à faire chuter la production de spermatozoïdes, pour peu que les joyeuses restent au chaud pendant au moins quinze heures par jour (et oui, méthode douce, naturelle, donc patience !) et ce durant tout le cycle de la spermatogenèse (trois mois, souvenez-vous). Passé ce délai, le porteur continue sa pratique et produit désormais un éjaculat avec une concentration inférieure à un million de spermatozoïdes par millilitre de sperme, très loin sous le seuil de fertilité fixé par l’OMS à 15 millions par millilitre. L’homme est considéré comme contracepté en dessous de 3,7 millions, mais l’on a poussé le seuil de contraception avec la thermique en dessous d’un million pour minimiser encore plus les chances de mauvaises surprises.
Petit bijou pénien
Tout cela est donc très beau sur le papier, mais bon porter un slip à trou, même si j’étais prêt à faire des sacrifices, ne me tentait pas tellement. J’ai donc poursuivi mes recherches, et je suis tombé sur un petit objet nommé Androswitch, qui utilise le même principe que le slip toulousain, avec une technique encore plus simple : un anneau en silicone qui enserre avec douceur verge et scrotum pour arriver au résultat souhaité. Là, on était sur quelque chose de bien plus acceptable esthétiquement, très minimal, avec un matériau biocompatible. L’inventeur de cet anneau est un homme merveilleux du nom de Maxime Labrit, infirmier de profession, qui mit ce joyau sur le marché en mai 2019 pour la modique somme de 37 euros (pas grand-chose quand on sait ce que coûte la pilule tous les mois, même si c’est remboursé). En allant sur son site internet5, j’ai trouvé toutes les infos pour démarrer : choisir sa taille, prendre rendez-vous avec son médecin traitant pour savoir si on n’a pas de contrindication (ce qui est très rare), se faire prescrire un spermogramme pour vérifier là aussi que tout va bien, et enfin commencer la pratique.
Pour ce qui est des résultats, la méthode thermique est certifiée efficace à 99,9% (plus que la pilule féminine), 100% réversible, indolore (contrairement au stérilet pour certaines), non-hormonale (écolo, pas de rejets dans les eaux usées, pas de poissons hermaphrodites), sans effet secondaire (pas de perte de libido, pas de changement du volume de sperme, seule une légère réduction du volume testiculaire…), bref très peu de contraintes, si ce n’est l’assiduité dans le port du dispositif, ce qui n’est pas non plus la mer à boire. Franchement, que demande le peuple ? Fort de tous ses renseignements, pour moi, il n’y avait plus qu’à.
Encouragements et railleries
Lorsque je me suis décidé à me passer la bague au doigt, je me suis mis à en parler. Les réactions étaient assez troublantes de la part des mecs autour de moi, qui viennent à peu près tous de milieux relativement éduqués, plus ou moins militants. La plupart ne connaissaient pas et se mettaient à ricaner à la simple idée d’avoir un anneau autour du pénis voire même disaient que je me faisais « couper les couilles par ma meuf », que c’était « une atteinte à ma virilité », ou encore une « belle castration en règle ». Du côté des filles, c’était plus partagé. Si certaines ont réagi exactement de la même manière que les garçons, d’autres ont trouvé génial le fait que je prenne ça en charge, et considéraient qu’il était « important que des mecs fassent ça ». Une connaissance m’a même dit que son ex-mec avait porté le slip pendant deux ans durant leur relation et que ça n’avait été que du bonheur pour eux.
De mon côté, j’étais décidé à poursuivre le but que je m’étais fixé. J’étais d’autant plus motivé que la réalisation n’était pas des plus compliquées : porter cet anneau tous les jours et attendre trois mois. Bon, j’avoue que trois mois me paraissaient très long au départ, mais cela passe finalement très vite dans une vie. Je me sentais par ailleurs assez fier de faire cela, et au contraire d’une atteinte à ma virilité, je percevais cet acte comme un regain d’autonomie sur ma propre sexualité, avec une bien meilleure connaissance de mon corps à la clef.
Mon premier spermogramme
Le spermogramme est l’examen de contrôle qui permet de compter et d’analyser les spermatozoïdes par un simple recueil en laboratoire. C’est prescrit par votre médecin traitant et remboursé par la Sécu. Protocole strict : cinq jours d’abstinence sexuel avant le prélèvement. Boire un litre d’eau la veille au soir, un demi-litre d’eau le matin. L’idée d’aller éjaculer dans un flacon stérilisé ne m’enchante guère, mais bon, c’est pour la bonne cause. J’arrive donc au laboratoire à 9h, pisse dans un bocal à 9h10 et pénètre dans une salle de 5m2 à 9h15. Une petite salle de laboratoire tout ce qu’il y a de plus banale, où une infirmière m’explique rapidement la marche à suivre avant de refermer la porte. Dans mon imaginaire, la salle de prélèvement était accompagnée de revues pornos ou de trucs un poil excitants, mais là rien. La seule chose qu’il y avait était un tableau avec la célèbre photo des Pink Floyd sur laquelle on voit six femmes nues assises au bord d’une piscine avec des pochettes d’albums du groupe dessinées sur le dos.
Une fois la chose faite, j’étais invité à laisser le flacon refermé et à noter mon heure de départ sur un petit formulaire pour sortir sans voir l’infirmière. Étrange sensation que de sortir de cette salle et de voir des gens venus faire des prises de sang ou des tests urinaires, ainsi que de croiser le regard de la secrétaire d’accueil, qui sait pertinemment ce que vous venez de faire et qui s’empresse de baisser les yeux vers son agenda. « Au revoir » ai-je tout de même lancé avant de repartir fièrement.
Dix jours plus tard, résultats. Intéressant de voir sa fertilité mesurée à ce point, quasiment au spermatozoïde près. Le rapport vous parle brièvement de leur pourcentage de mobilité, leur vitalité, etc. On en apprend pas mal sur soi mine de rien, et sur cette fertilité qu’on a, dans notre vie de garçon, jamais vraiment l’occasion de constater sauf au moment d’une grossesse non-désirée. C’est comme cela que j’ai appris que j’étais fertile, et je dois dire que j’étais libéré de cette angoisse communément partagée chez les jeunes aujourd’hui, mais cela se doublait d’une nouvelle franchement peu réjouissante. Avortement et tutti quanti.
Deuxième spermogramme et vol de croisière
Au bout de deux semaines, on oublie déjà qu’on porte l’anneau tellement c’est peu contraignant et indolore. Globalement, je le mets en me réveillant le matin et l’enlève en me couchant le soir. Je le place alors soigneusement sous mon oreiller (ça me rappelle un vieil appareil dentaire au collège). Au bout de trois mois, c’est l’heure de prendre rendez-vous pour le spermogramme de contrôle, celui qui me dira si je suis enfin contracepté. Même endroit, même infirmière, même photo sur le mur, mais à la place de cette légère gêne de la première fois, une réelle impatience de connaître le résultat. À nouveau, délai de dix jours, et là : 0,4 million de spermatozoïdes par millimitre de sperme. Houra ! je suis contracepté. Pas besoin de retourner voir un médecin, je le constate moi-même, c’est bon, je peux faire l’amour (je rappelle qu’on peut évidemment enlever l’anneau au moment du rapport) sans aucune forme de rempart élastique, physique ou chimique entre ma compagne et moi.6 Bonheur. Aucune espèce de changement dans mon corps, si ce n’est le fait d’être heureux de cette nouvelle à partager. Je suis désormais, comme me le dit Maxime par mail, en vol de croisière et fait partie des rares hommes contraceptés en France. Il existe d’ailleurs une communauté « d’androswitchers » qui a tout récemment migré sur Discord, pour échanger autour des pratiques, des questions ou simplement partager des morceaux de musique tel que Single Ladies (Put a Ring on It) de Beyoncé.
1. Pour plus de détails historiques autour de la méthode thermique, cf. https://www.thoreme.com/blog/https-www thoreme-com-blog-approche-technique/switch-up.html
2.Vogeli, Martha, 1956, Contraception through temporary male sterilization, unpublished, Smith College Archives.
3. cf. leur site : http://www.contraceptionmasculine.fr/
4. Pas si farfelu que ça finalement, car a abouti à un modèle qui fonctionne aujourd’hui. cf. https://hk.jemaya innovations.com/fr/
5. le site créé par Maxime, où l’on peut retrouver toutes les infos. cf. www.thoreme.com
6. Je rappelle tout de même que l’anneau est un moyen de contraception, et qu’il ne protège pas des MST.
Victor Déprez
En plus de raconter mon expérience personnelle, il me semblait aussi important de m’entretenir ici avec Maxime, le grand inventeur de l’anneau, pour qu’il nous raconte un peu son parcours. Entre pirate des méthodes contraceptives et lanceur d’alerte en exil, il a osé aller jusqu’au bout d’une cause qui était loin de pouvoir évoluer aux yeux d’un corps médical endurci. Je l’ai donc eu au téléphone, alors même qu’il était dans son atelier en région Aquitaine en train de confectionner des anneaux.
Victor Déprez : Comment es-tu arrivé à concevoir cet anneau contraceptif ?
Maxime Labrit : J’étais en couple depuis un moment, on se posait des questions autour de la contraception et on était dans des impasses avec les méthodes classiques comme le stérilet ou la pilule. En faisant des recherches, je suis tombé sur le site d’Ardecom, qui avait un peu relancé son activité en 2013, au moment de la sortie d’un livre intitulé la contraception masculine.1 C’était une réflexion plurielle sur comment envisager une contraception pour un garçon en regard des luttes passées, qui visait à donner des protocoles médicaux pour que les hommes et les médecins puissent les appliquer. Ça a été un flop monumental. Ils pensaient que tous les médecins allaient s’en saisir pour proposer les alternatives présentées mais rien n’a eu lieu. Moi je suis arrivé à ce moment-là et j’ai demandé des infos. Je me rappelle encore du premier mail de Pierre, le co-fondateur de l’association, qui avait dit à ses compères « Hé on en tient un ! », pour te dire à quel point c’était exceptionnel comme démarche.
C’est à ce moment-là que tu as découvert le principe de la méthode thermique ?
Tout à fait, c’est ce vers quoi je me dirigeais. Encore fallait-il avoir le bon outil. Et à l’époque, il y a cinq ou six ans, la question était encore un peu obscure. Il fallait soit prendre rendez-vous avec le Docteur Mieusset à Toulouse pour le slip toulousain, avec un délai d’attente de six mois, soit fabriquer soi-même son propre slip. Et là, je me voyais mal aller voir un couturier ou une couturière en lui disant : « salut, pouvez-vous me fabriquer un slip à trou sur mesure s’il vous plaît » ?
Comment as-tu fait alors ?
Eh bien, vu que le slip me semblait pas tout à fait jouable, je me suis demandé si on ne pouvait pas simplifier l’objet, si un simple anneau ne pouvait pas suffire à maintenir les testicules en position haute. Et un jour, comme ça, je me suis levé de mon canapé, je suis allé dans un magasin de bricolage et j’ai acheté des modèles d’anneau toriques, qui sont normalement dédiés à la plomberie, pour les essayer sur moi et voir si ça tenait. Et mécaniquement ça marchait ! Les testicules remontaient et ça tenait, je l’ai expérimenté sur moi. Bon, le seul truc c’est que le matériau n’était pas tout à fait adapté au contact cutané, pas hyper agréable, rigide, etc. Donc il fallait trouver autre chose, je me suis dit qu’un anneau en silicone pouvait faire l’affaire.
À ce moment-là, tu étais donc seul à te poser la question ?
Oui, c’était avant tout une démarche personnelle. J’ai dessiné le prototype et me suis rapproché d’un bureau d’étude pour qu’il me fabrique un moule. Je voulais ensuite développer des fichiers CAO pour l’impression 3D et que chacun puisse se fabriquer soi-même son modèle en Fablab, mais à l’époque la technique était pas encore assez avancée pour fabriquer des modèles souples, donc ça ne marchait pas. J’ai alors opté pour la fabrication artisanale avec des moules qui restaient très chers (20 000 euros par moule à peu près). Chaque anneau est donc fabriqué à la main, avec amour, et est en quelque sorte unique. Chacun a sa petite imperfection, sa petite touche, ce qui est normal dans une chaîne de production artisanale comme ça. Je suis d’ailleurs en train d’en fabriquer un en ce moment-même, taille Cartman2 ! (J’entends en effet des mouvements de grattoir à travers le téléphone).
« Si on veut adopter des méthodes naturelles, non invasives et saines, il faut quelque part faire avec notre nature et respecter nos temporalités de corps »
Tu parlais quelque part de tes inspirations pour concevoir l’anneau, est-ce que tu peux nous en dire un peu plus ?
Ma première question était de savoir comment concevoir un outil à visée de suspension des testicules en opposition à la gravité. Il fallait concevoir une sorte d’exo-prothèse antigravitaire pour utiliser quelque chose que l’on possède tous, la chaleur de notre propre corps. Pour que l’anneau ne glisse pas, il a fallu penser une surface interne antidérapante, et de ce point de vue là, je me suis complètement inspiré des geckos ou des poulpes avec une forme de bio-mimétisme. J’ai observé le nombre et la répartition de leurs ventouses qui reposaient souvent sur le nombre d’or. J’ai reproduit à peu près la même chose sur l’anneau. Je voulais concevoir un outil basé sur nos connaissances du vivant, en adéquation avec les positions naturelles de nos corps.
Ensuite, il fallait respecter le temps du corps. Un garçon est cyclique sur trois mois, donc la méthode prend nécessairement trois mois. On considère souvent que c’est un délai trop long et pas acceptable, mais bon si on veut adopter des méthodes naturelles, non invasives et saines, il faut quelque part faire avec notre nature et respecter nos temporalités de corps, sans chercher à tout prix des méthodes d’urgence.
Tu peux nous parler un peu plus du matériau ?
Là c’est un modèle très simple d’utilisation, sans latex, sans colorants, ni parfums, ni BPA, ni phtalates, ni plastique, ni agents de blanchiment, ni toxines, donc hypoallergénique et éco-responsable. Après je pense que le silicone n’est pas le meilleur des matériaux, on pourrait faire encore mieux, j’y travaille et ça viendra, mais chaque chose en son temps. Concernant la fabrication par moule, j’ai forcément de la matière en excès, et justement, j’ai trouvé un plasticien qui voulait bien récupérer les chutes de silicone pour fabriquer ses œuvres. Donc appel aux plasticiens, j’ai encore des chutes à refiler !
Androswitch était donc conçu, quelles étaient les réactions autour de toi ?
Les réactions qu’on trouve encore maintenant sur les réseaux sociaux. « Moi jamais, je préfère la capote, ou attendre la pilule ». Et aussi un phénomène de méfiance, voire même d’incrédulité : « si vraiment ça existait, tu ne crois pas qu’on le saurait déjà » ? Ce qui est vraiment la pire réaction pour moi, qui revient à tirer une balle dans le cœur des hommes quoi, parce qu’en fait j’ai envie de leur dire : « on vous a menti pendant tant d’années et on vous a construit une posture de mâle alpha, qui est toute culturelle ». Et là, on se rend compte que sans les bonnes informations, il est impossible de faire un choix libre et éclairé.
Et dans le milieu médical ?
Au départ très peu de réactions, du fait de l’omerta sur la question de la contraception masculine, les médecins se contentant de dire : « jamais un gars se remontera les testicules », avec pour corollaire le fait que la contraception est seulement une histoire de femme et que le sujet est clos. Personne ne se posait la question de savoir si ça pouvait être partagé en fait. On m’a aussi dit que la méthode manquait de recul (c’est vrai que quarante ans, ça suffit pas hein…), que ça pouvait provoquer des cancers, avec cette notion culturelle bien établie : on ne touche pas au corps de l’homme. Certaines femmes gynécologues me disaient aussi que la pilule était un gain d’émancipation3 et qu’en allant vers ça, on allait déposséder les femmes de ce qu’elles avaient gagné par les temps passés, ce qui est vrai d’une certaine manière mais ce qui n’est pas du tout le but de l’anneau. Le but c’est de dire qu’on peut peut-être partager un peu plus la charge contraceptive, et que les hommes peuvent prendre ça en charge autant que les femmes. Il y a une rigidité de pensée chez certains membres du corps médical pour le moment, c’est très violent.
Mais c’est culturel tout ça, faut pas l’oublier. Quand tu y penses, c’est vrai qu’il y a une époque pas si lointaine où le sperme était sacré. La fertilité de l’homme, on n’y touche pas, c’est tabou. La contraception est donc devenue la responsabilité des femmes. Dès l’adolescence, on les éduque, on leur écarte les jambes chez le gynéco et on médicalise leur corps. C’est une violence que ne subit jamais le garçon. On le laisse bien tranquille avec tout ça, du coup il n’est pas amené à se poser la moindre question. Il est fertile c’est tout.
Tu observes quand même un peu de changement dans les mentalités ?
Oui, c’est une petite révolution qui se met en place. Il faut que le corps médical évolue, que le corps enseignant prenne le relais, ce qui commence à se faire. J’ai l’exemple d’un professeur de physique que je connais et qui utilise l’anneau. Il en a parlé à son collègue professeur de biologie, qui a trouvé ça génial et qui l’a de suite intégré dans ses cours sur la sexualité. Donc ça commence à se diffuser de cette manière, au niveau individuel. Mais il faut aller beaucoup plus loin et que ce soit relayé par les institutions, en fédérant toutes les initiatives pour que les gens aient le maximum d’informations et puissent faire leur choix en toute intimité.
Tu penses que le fait d’avoir créé un outil plus adapté, permettra de changer les pratiques ?
J’ai l’impression oui, enfin je l’observe. Avec les modèles de slips textiles, on était à une centaine de personnes par an qui s’y mettaient, alors que depuis deux ans avec l’anneau, plus de quatre mille garçons s’y sont mis. La fonction existe depuis longtemps mais sans doute que l’outil était pas tout à fait adapté. Après ça ne veut pas dire qu’il faille l’oublier, ni oublier toutes les autres techniques qui existent pour les hommes comme pour les femmes, loin de là. Il ne s’agit pas d’imposer quoi que ce soit, mais simplement d’ouvrir une nouvelle porte pour avoir plus de diversité et de partage dans nos moyens de contraception. Que ça vienne bousculer un peu nos pratiques aussi, car c’est en changeant nos pratiques, au sein de la société civile, qu’on viendra interpeler les pouvoirs publics. On ne peut pas attendre que les laboratoires pharmaceutiques s’en chargent en tout cas, puisque selon eux il n’y a pas de marché.
C’est devenu un combat pour toi ?
Carrément, je milite pour ça. Face au manque d’information et de mise à disposition des outils, ça ne pouvait que devenir un combat. Il y avait quelque chose qui me révoltait et qui me poussait justement à trouver la parade comme tu dis. En fait à un moment, j’ai voulu développer la chose pour que ça puisse être fabriqué massivement dans d’autres pays, parce qu’il n’y avait aucune raison pour moi qu’un tel moyen de contraception ne soit disponible qu’en France. Il y a des tests cliniques depuis plus de quarante ans, la méthode est archi-sûre, naturelle, réversible et malgré ça, il fallait ce qu’on appelle des legal opinions3, des procédures ultra compliquées qui imposaient des délais entre cinq et dix ans, ce qui me semblait complètement absurde. Et c’est justement parce que ça semblait quasi-impossible et complètement absurde que je l’ai fait.
Personne ne pourra m’empêcher de produire moi-même mes objets et de les distribuer. Personne ne pourra m’empêcher de diffuser une information validée et de voir comment elle est reçue. De ce point de vue là, internet a été une aide précieuse et je suis confiant, la communauté d’utilisateurs et de scientifiques autour de l’anneau et de la méthode grandit chaque jour… Donc ce n’est que le début d’une réelle nouvelle ère contraceptive hors genre !
Victor Déprez
1. Jean-Claude Soufir, Roger Mieusset, La contraception masculine, Springer, 2013.
2. Il existe cinq tailles d’anneau, toutes baptisées du nom d’un des personnages de South Park. cf. https://www. thoreme.com/quel-modele-choisir.html
3. C’est la loi Neuwirth en 1967, qui légalise l’accès aux méthodes anticonceptionnelles et rend possible la diffusion de la pilule et du stérilet pour les femmes.
4. Pour faire simple, une legal opinion est une procédure judiciaire qui permet de valider une opération particulière de la part d’une entreprise auprès du droit international.
Bonus : J’ajoute le lien d’un dessinateur génial dont m’a parlé Maxime. Il s’appelle Bobika, est basé à Marseille, et réalise une web-série dessinée sur les questions féministes avec des épisodes sur la contraception masculine. Allez voir, c’est génial : https://www.bobika.cool/coeur
L’horizon n’est rien si ce n’est la porte des possibles. On s’y perd,
le regard fixe pointant au devant. La fièvre s’empare de nous et on
ramasse, façonne, empile, bâtit. On oublie. On oublie que l’horizon
est une boucle tournoyante. Qu’il nous faut charger nos mains de
tous les temps, pour respecter ce continuum qui nous tient en son
sein et qui souffre trop souvent d’être mis à plat, tel une vulgaire
feuille. Plonger les mains dans le terreau du passé c’est joindre les
deux bouts de nos existences. Éclaircir les fondations pour bâtir un
nouvel horizon.
Jean Kerszberg
Le courant des communs est l’un des nombreux mouvements qui proposent de sortir du cadre néolibéral de la pensée économique. Ces mouvements proposent une réflexion autour de la crise systémique que nous traversons, considérant que la crise écologique et la crise sociale sont intimements liées. Les alternatives proposées sont très diverses et, loin d’entrer en contradiction les unes avec les autres, prennent sens de par leur complémentarité. On retrouve aussi bien des mouvements issus des peuples autochtones, comme le Bien Vivir, que des sociétés industrialisées, comme la décroissance ou la démondialisation. Pêle-mêle, on peut également citer l’éco-féminisme, l’interdépendance alimentaire, les low-techs, les militants du web, etc. ou encore les communs.
LA TRAGÉDIE DES BIENS COMMUNS
Garrett Hardin, biologiste, publie La tragédie des biens communs en 1968. Il considère que les biens communs sont par nature difficiles à attribuer (une rivière par exemple) et rivaux (la pêche entraîne une diminution de la ressource et donc une rivalité). Appliquée aux biens qui sont appropriables (l’air par exemple est un bien commun, mais il n’est pas appropriable), la théorie de Hardin pointe du doigt le risque lié à la surconsommation : l’épuisement total des ressources et de leur capacité à se renouveler. Dans nos sociétés occidentales, la prise de conscience de la finitude de la ressource entraîne une privatisation égoïste et croissante de celle-ci, entraînant de facto une augmentation de la rivalité entre les consommateurs.
Les solutions proposées pour remédier à la tragédie des communs divisent de manière assez classique les défenseurs de la privatisation (qui consiste à apposer un droit de propriété sur la gestion des ressources) et de l’étatisation.
Le courant des communs s’intéresse à la recherche d’une troisième voie.
QU’EST-CE QU’UN COMMUN ?
Les communs élargissent la définition donnée par Hardin en considérant qu’un bien commun peut être immatériel (par exemple, la culture, la connaissance). Le commun peut aussi se définir par sa fonction dans la société (par exemple, on peut considérer que la gestion urbaine des déchets est un bien commun). En partant du constat de Hardin, le mouvement défend la vision d’une propriété collective renouvelée. Le centre névralgique des communs réside en le fait que le bien est géré par et pour le collectif. Autrement dit, la gestion d’un bien est prise en charge par une communauté ou un groupe de personnes directement concerné par sa consommation.
Parmi les biens matériels, les communs permettent de gérer certaines ressources naturelles, par exemple une coopérative ou une AMAP est gérée de manière collective par la communauté qui profite de la production alimentaire. Le versant immatériel des communs, aussi nommé « communs de la connaissance » concerne par exemple les logiciels libres (comme la licence Creativ Common qui permet de libérer les copyrights des œuvres), ou encore des sites dédiés à l’univers académique (Open Access Initiative, par exemple, permet aux chercheurs de mettre en accès libre pour le monde entier leurs travaux).
LES COMMUNS EN POLITIQUE
Le mouvement des communs propose une implication directe des individus et favorise l’interaction sociale. Il est très présent sur la scène médiatique et politique, ainsi que dans diverses parties du monde. On peut citer par exemple, Passe Libre au Brésil (qui lutte pour la gratuité des transports en commun), l’occupation du parc Taksim Gezi à Istanbul (une mobilisation massive contre la création d’un centre commercial), ou encore des mouvements comme Occupy ou les Indignés (qui oeuvrent pour la mise en place d’une démocratie directe). Dans un système néolibéral où la privatisation des ressources est moteur de croissance, l’accès aux ressources est concurrentiel et la notion de commun n’a pas sa place. En effet, elle détruirait l’équilibre du capitalisme, système qui repose sur le maintien des inégalités entre les individus. Tiraillés entre la souveraineté de l’Etat et celle de la propriété privée, les communs proposent quelques interstices au sein desquelles se développe un autre système de contribution et de jouissance des biens. Apprendre à gérer collectivement les biens est un moyen de lutter contre l’accaparation et de veiller à une bonne distribution des ressources. La mise en œuvre concrète de cette théorie se fait de manière très différente en fonction les échelles d’application. Plus l’échelle est large, plus la mise en œuvre d’un mode de gestion commune s’avère complexe. Elle remet toutefois en question la nécessité d’un possédant, lui substituant une autogestion raisonnée.
Cette théorie n’est pas à systématiser mais au contraire à alimenter et à adapter selon les contextes. Enfin, elle n’entre pas en opposition avec la diversité des mouvements qui proposent des alternatives au néolibéralisme. Le dénominateur commun de toutes ces expériences réside en une rupture avec une vision anthropocentrée qui place l’homme au-dessus de la nature, légitimant sa surexploitation et sa destruction. Ils s’accordent également autour du rejet d’une monétarisation systématique des biens et services et de la financiarisation de l’économie.
Valentine Canut
Références :
Aguiton Christophe, « Les communs », Le monde qui émerge, 2017, Attac.
Hardin Garrett, La Tragédie des biens communs, 1968.
Ostrom Elinor, La Gouvernance des biens communs : Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, 1990.
Festa Daniela, « Notion en débat, les communs », 2018, Géoconfluences.